Du mythe à la réalité, n’arrêtez jamais de croire aux contes de fées ! 3/3

Première partie : Genèse pour une science des femmes

Deuxième partie : Vers une Raison des Sages Femmes

Troisième partie : pour une étude sociologique de la libération

Sur les traces de la déesse

Malgré l’expansion planétaire du patriarcat, en réalité, les sociétés matriarcales n’ont jamais cessé d’exister. Na/Mosuo en Chine, Minangkabau à Sumatra, Ainuau au Japon, Trobriands en Mélanésie, Nayar en Inde, Akan au Ghana, Berbères et Touaregs en Afrique du Nord… il existe dans différentes parties du monde des peuples qui ont su préserver les valeurs et les fondements[1] de la Société Naturelle. Et, en cherchant dans l’obscurité les braises des feux d’antan, nous verrons que dans chaque culture et dans chaque mouvement basé sur des valeurs socialistes, communales et démocratiques, les vestiges de cette société continuent d’exister.

Danses et chants de femmes lors d’une cérémonie Mosuo

 

La Jineolojî partage le point de vue des pionnières de la « Recherche moderne sur le matriarcat », telle que Heide Goettner-Abendroth, qui insiste sur le fait que « la société matriarcale[2] n’est pas une utopie abstraite, contrairement à des projets de société purement philosophiques », qu’« au contraire, la société matriarcale est une expérience concrète, vécue pendant les périodes les plus longues de l’histoire des civilisations » et qu’« elle appartient ainsi au trésor culturel des connaissances indispensables de l’humanité auquel on ne peut pas renoncer ». Elle est une source d’inspiration pour « organiser une vie commune, suivant les besoins, en paix, sans violence, c’est à dire tout simplement humainement ». C’est pourquoi l’étude et l’analyse de ces sociétés dans le passé et dans le présent sont primordiales pour le futur et nos luttes, pour « reconnaître l’actualité politique des schémas matriarcaux afin qu’ils nous stimulent pour résoudre les problèmes actuels »[3].

 

« [L’impact de ces recherches est que] nous avons atteint la fin du monde et maintenant nous commençons à en créer un autre. J’espère que nous deviendrons une société plus saine. Nous ne pouvons pas retourner dans le passé, nous ne pouvons pas répéter les choses depuis le début, nous pouvons seulement nous transformer nous-même et utiliser notre connaissance du passé et l’utiliser pour créer notre futur. » (Marija Gimbutas)

 

Pour prendre un exemple, l’un des sujets important de la recherche jinéolojique est la question de la femme et de la famille[4]. La société clanique, que l’on peut voir comme une forme familiale primaire organisée autour des mères, fut la première organisation égalitaire et sociale humaine. Les problèmes de liberté qui existent aujourd’hui ne sont pas dus à l’organisation familiale de la société en soi, mais à la structure familiale patriarcale, hiérarchique et autoritaire d’un côté, qui renforce les rapports de pouvoir, et à l’individualisation extrême de la société de l’autre, qui mène à la désintégration sociale totale, c’est à dire à l’annulation de l’esprit communal et libertaire dans toutes ses dimensions. Éclairée par les lueurs et les valeurs d’amour qui subsistent depuis le temps de la Société Naturelle, la Jineolojî cherche à redéfinir la structure et le rôle des femmes et de la famille au sein d’une société libre et communale avec pour guide l’idée de la démocratisation de la famille. En ce sens, l’organisation sociale et familiale des sociétés matriarcales actuelles peuvent être une grande source d’inspiration. Par exemple, « dans la vie traditionnelle des Mosuo, « le mariage est rejeté comme une institution qui perturbe l’harmonie du foyer »[5]. La vie sociale des Mosuo – également appelés Na – est généralement organisée autour de foyers matrilinéaires. Les fils et les filles vivent dans la maison de la mère. La femme qui en a les capacités est choisie comme gestionnaire de l’économie, médiatrice de conflits, chargée de s’occuper des convives et des cérémonies religieuses. Mais toutes les décisions sont prises conjointement avec les membres de la famille. Un autre aspect de la culture mosuo est le sese ou zohoun (mariage ambulant). La femme reçoit l’homme dans sa maison pendant la nuit. À l’aube, il rentre chez lui (qui est la maison de sa mère). Il n’y a pas de figure de mari ou de père comme nous les connaissons dans les sociétés patriarcales, les enfants sont élevés avec la famille maternelle. Les oncles (les frères de la mère) sont les hommes de la communauté qui contribuent à l’éducation et au bien-être des enfants et de la famille en général. Ainsi, les relations et les rôles de la famille sont transformés pour servir un concept de communauté de liens entre la mère et le reste des membres de manière plus répartie »[6]. Au Népal, par exemple, il existe une tradition dans laquelle une femme peut être mariée à plusieurs hommes, qui sont les frères d’une même famille. Les hommes ont un rôle important dans l’éducation des enfants qu’ils considèrent comme les enfants de tous, sans donner d’importance aux liens de paternité biologique.

Les formes de relations familiales qui existent peuvent être variées, ce qui est important de prendre en compte c’est l’éthique qui existe entre les différents membres, si ces liens reproduisent une forme d’oppression, ou s’ils permettent de maintenir une vie libre et un équilibre au sein de la famille en particulier, et de la communauté en général. Aussi, il existe à travers le monde des organisations de vie familiale et communale qui visent à développer des alternatives au système patriarcal selon les mœurs, les besoins, la culture et les spécificités de chaque territoire. Ainsi, toutes les expériences et projets d’autonomie des femmes sont aussi une source de connaissance et d’apprentissage fondamentale. Au Kenya, par exemple, il existe le village d’Umoja[7] entièrement géré par des femmes, tout comme le village de Jinwar[8]au Rojava, dont l’Académie de Jineolojî fait activement partie. A Jinwar, les femmes venues de différentes cultures et régions du pays et du monde, ont décidé de prendre leur vie et celle de leurs enfants entre leurs mains. Elles tissent ensemble des liens de camaraderie et d’amour maternel autour de projets écologiques, économiques et éducationnels qu’elles façonnent au quotidien, grâce à leur organisation autonome sous forme d’assemblée populaire.

À travers ses recherches et la mise en pratique quotidienne, l’objectif de la Jineolojî est de neutraliser les effets nocifs du système dominant, de renforcer un système social d’autodéfense et de rétablir une Covivance Libre[9], c’est-à-dire une vie libre basée sur le rétablissement de l’équilibre qui a été rompu entre la femme et l’homme, la société et la nature. Pour pouvoir développer les perspectives nécessaires et des projets adaptés à chaque contexte, nous avons besoin d’une connaissance approfondie de la situation des femmes et de la société, notamment pour y retrouver les traces des sociétés égalitaires et communales partout où elles existent encore. Pour cela, les mythes et les légendes, les prophéties et les malédictions, les récits religieux et les archives nationales, les dengbêj[10]et les conteuses, les vieux dictons et les rêves d’enfants, les fêtes et les coutumes, les rencontres et les échanges d’idées sont importants pour notre quête de la vérité et de la liberté. Aussi, nous partons dans cette quête avec un avantage, puisque nous savons déjà que la racine des maux de l’humanité n’est ni la boîte de Pandore, ni la faute à Eve, ni une violence qui serait la « nature de l’Homme ». La racine des maux de l’humanité est bien la mentalité de l’Homme Dominant Patriarcal transformée en loi immuable, imposée dès l’enfance et qui se prolonge jusque dans les études scientifiques, historiques et sociologiques.

 

Dans la spirale de l’histoire

Depuis plus de 5000 ans, les femmes et leurs peuples luttent contre la mentalité masculine dominante. Fées et divinités qui combattent les tyrans, saintes et prophétesses qui défendent les valeurs morales de la société, reines et guerrières qui dirigent leur peuple contre les forces coloniales de tout temps, militantes révolutionnaires qui prennent les armes, mères de disparues qui brisent le silence, marches féministes qui réveillent le monde… L’histoire et le présent sont remplis de la force et de la sagesse des temps les plus anciens, mais aussi de la douleur et des horreurs traversées.

 

Célébration du feu et du nouvel an chez les kurdes yézidies

La terre et le cœur des Kurdes est rempli des luttes et des survivances du passé-présent. C’est sur cette base qu’Abdullah Öcalan et les militantes du Mouvement des femmes kurdes ont développé leurs connaissances et leurs pratiques révolutionnaires depuis plus de 40 ans. Et, si après quelques recherches on finit par pouvoir croire aux contes de fées, on peut alors se permettre de se dire que ça n’est peut-être pas un hasard si la Deuxième révolution des femmes de notre histoire est en train de prendre racines au Kurdistan, berceau de la civilisation, terre de la résistance des déesses et de la guérilla des femmes. La Jineolojî, en tant que dimension scientifique de cette révolution, propose de s’inspirer des valeurs communales, des pratiques de lutte et de la vision de l’histoire développées par le mouvement pour développer les connaissances des femmes et de la société au service de la liberté. Telle une torche qui vient éclairer les chemins du savoir, la Jineolojî est un feu de vie descendu des montagnes anciennes de Mésopotamie qui se répand, comme au temps de la révolution néolithique, par-delà le monde et les frontières.

 

Combattantes des montagnes libres du Kurdistan.

 

Pour illustrer la vision de l’histoire développée par la Jineolojî et quelques-unes de ses méthodes de transmission et génération de connaissances, retournons un instant à la première partie de notre article. Revenons aux histoires que l’on raconte près d’un feu de camp, d’une cheminée ou d’un poêle à fioul. Celles des longues nuits d’hiver, par exemple, particulièrement propices à l’échange et au partage. Dans les régions montagneuses, il y a des villages qui restent isolés pendant des semaines, voire des mois parfois, à cause des chutes de neige. Nous avons consulté les femmes du Qandil pour savoir ce qu’il s’y passe quand les bombes ne grondent pas autour. Alors que la terre et les animaux hibernent pour régénérer leurs forces, dans les cavernes des montagnes libres du Kurdistan, les combattantes de la guérilla profitent du manteau de neige qui les protège pour lire, étudier, débattre, réfléchir et s’éduquer ensemble. Elles partagent leurs connaissances, leurs points de vue et leurs expériences pour en tirer de nouveaux apprentissages et initier les plus jeunes. C’est ainsi qu’elles analysent la situation politique, définissent les nouvelles perspectives qui donneront chaque fois plus de sens à leur combat et se renouvellent en tant que camarades et militantes pour pouvoir commencer un nouveau cycle, une nouvelle année de lutte.

Considérant l’Histoire comme une spirale, c’est-à-dire un mouvement à la fois cyclique mais qui avance, qui se répète mais jamais tout à fait de la même manière, c’est dans ces montagnes qu’elles ont écrit les premiers chapitres de leur histoire, révélant ainsi une partie de l’histoire de l’esclavage et de la libération des femmes. L’Histoire est aussi vivante que l’esprit de celles qui l’ont fait vivre, qui la vive en ce moment même et qui continue de la faire vivre. Pour inspirer de nouvelles recherches communes en quête des traces des Sages Femmes et des Feux Communaux de notre histoire, entrons brièvement ensemble dans cette spirale. Nous sommes en hiver donc…

Entrée du tumulus de Newgrange, Irlande.

Comme au sein de la guérilla ou dans certaines zones les plus reculées des centres urbains d’aujourd’hui, dans les sociétés rurales traditionnelles et les époques préindustrielles, l’organisation communale était importante pour pouvoir traverser les conditions parfois difficiles de cette saison. L’arrêt provisoire de certains travaux, ou même des guerres, faisait de cette saison aussi un moment propice à la réflexion et à la transmission de la vie ou des savoirs. Nuit de la naissance, de la vision et de l’illumination, à toutes les époques les peuples du monde ont allumé des feux, des lanternes ou des bougies pour célébrer ensemble le solstice d’hiver. Fête de l’arrivée de l’Enfant Soleil sorti de la chaleur du ventre de la Terre Mère, c’est à cette époque de l’année que les rayons du soleil s’alignent avec l’entrée de certains tumulus de l’époque néolithique ; que l’ancienne déesse mésopotamienne de la connaissance, la protection et la guérison, Anahita, engendra Mithra, divinité solaire de l’amour, la vérité et l’honnêteté ; que Marie engendra Jésus ; que l’obscurité du Yin annonçait l’arrivée progressive de la lumière du Yang ; que certaines communautés païennes d’Europe se réunissaient et, avec un morceau de bois séché (conservé depuis le solstice d’été), elles allumaient une bûche qu’elles devaient protéger car elle devait brûler jusqu’à l’Épiphanie[11] pour assurer le renouveau du monde et éloigner le mauvais œil. C’est la fête de Yule chez les Celtes, Willkakuti chez les Aymara, Noël chez les Chrétiens, Hanouka chez les Juifs, Shab-e-Yalda chez les kurdes du Khorassan… Puisant ses racines dans la culture de la Société Naturelle et les mythes orientaux anciens, malgré les tentatives de manipulation de la part des forces politiques, religieuses ou capitalistes, dans beaucoup de cultures populaires encore aujourd’hui, la nuit la plus longue de l’année est surtout considérée comme une fête de l’espoir, de la paix et de la lumière : un moment de réunion qui perpétue l’esprit communal, apporte de la chaleur dans les cœurs et alimente les esprits pour surmonter toutes les difficultés jusqu’à l’arrivée des jours meilleurs.

C’est ensuite souvent avec beaucoup d’enthousiasme que la société accueille les beaux jours de printemps. Pour célébrer la renaissance de la nature et la semence des récoltes, sur les traces de la culture orientale de la déesse Ishtar, on allumait autrefois en Occident un feu à la gloire de la déesse Ostara[12] pendant les célébrations d’Easter (Pâques chez les anglo-saxon), fête associée au nom de la déesse jusqu’à aujourd’hui. La déesse représentait les liens fertiles femme – nature – énergie créatrice, indispensables pour le renouvellement et la continuité de la vie aux époques où les conditions de vies dépendaient des femmes, de la nature et de la force communale pour la cueillette des plantes, l’agriculture, la pêche, la chasse et l’élevage. Dans la tradition sumérienne, c’est aussi l’époque du mariage sacré[13] que l’on retrouve dans le mythe d’Inanna et de Dumuzi, dont l’union est directement associée au cycle des saisons. Dans d’autres traditions, cette époque est également considérée comme un moment d’union représenté par un équilibre naturel et l’harmonie entre les forces lunaires (yin-féminin) et solaires (yang-masculin), et entre les divinités de la terre (chtoniennes) et les divinités du ciel (ouraniennes).

On retrouve également les traces de la Société Naturelle et la vénération de la nature dans les symboles associés aux fêtes printanières, tels que les célèbres « œufs de Pâques »[14], symboles que l’on retrouve dans de nombreuses traditions et mythes de la création aux quatre coins du monde et qui représentent l’origine de la vie, l’univers et la résurrection. Dans la tradition ancestrale kurde yézidie qui perdure jusqu’à aujourd’hui, au mois d’Avril on ne travaille pas les champs et on ne se marie pas, pour laisser la place à la régénération et l’adoration de la nature. Aussi, le jour du Çarşema Sor (Mercredi Rouge), on colore les coquilles des œufs et on les offre à la communauté rassemblée pour célébrer le mois de la floraison des roses qui annoncèrent l’arrivée de Tawuzê Melek (l’Ange Paon), la création du monde. Ce jour-là, on allume un feu et les jeunes vêtus de rouge sautent par-dessus en chantant : « Oh feu, je vais jaunir, fais-moi rougir ! », lui demandant de les guérir de tous maux ou maladies[15]. Le feu est un élément fondamental dans la culture yézidie, héritière historique de l’ancienne culture zoroastrienne.

Aussi, depuis les temps anciens de l’époque Babylonienne, les peuples assyriens, syriaques et chaldéens, de Syrie notamment, continuent encore aujourd’hui de célébrer l’Akido, la fête de l’arrivée du printemps et de la création du monde la plus importante de l’année. Mais il est important de préciser que le mythe de la création du monde à l’époque babylonienne est celui de l’assassinat de Tiamat par Marduk, marquant certainement l’évolution culturelle patriarcale d’une célébration du printemps plus ancienne. De la même manière, dans la tradition chrétienne de certaines villes de la vallée du Rhin, la veille du Mercredi des Cendres qui marque le début des quarante jours de jeûne du Carême avant les Pâques, on brûle la « sorcière du carnaval » pour fêter la fin de l’hiver et « chasser les mauvais esprits ». Nous pouvons lire dans cette coutume le processus de transformation des anciennes festivités païennes en une attaque contre les Sages Femmes dont nous avons déjà tant parlé.

De la fête de la fertilité à l’image de la résurrection du Christ, au fil de l’histoire le sens donné à la renaissance de la nature évolua également en célébration de la libération des peuples contre la tyrannie comme un moment de renaissance de l’existence. Par exemple, la Pâque juive, Pessa’h[16] en hébreux, commémore l’Exode biblique et le passage de l’esclavage à la liberté. Jusqu’à l’ère de la Modernité Capitaliste, le printemps et l’énergie vive qui l’accompagne a souvent apporté avec lui les couleurs et l’ardeur révolutionnaire, l’image et les sentiments d’insurrection étant comparable à une forme de floraison et de renaissance du peuple. « Lorsque le peuple s’éveillait, rouge œillet se fut ton sourire qui nous dit que tout renaissait. »[17], écrivait Louise Michel à son frère d’armes, Théophile Ferré, le jour de son exécution qui marqua la fin du printemps 1871 et de la Commune de Paris. Chaque soulèvement populaire, chaque Printemps des peuples[18] de l’histoire est un moment qui ouvre la possibilité d’une vie nouvelle. C’est une saison propice aux Instants de création[19],celle de la floraison des roses et de la Révolution des œillets rouges[20].

Attribué au pouvoir et à l’énergie des femmes dans beaucoup de culture anciennes, le rouge est aussi une couleur centrale dans l’histoire de l’humanité, ancestralement obtenue à base de sang qui unie l’idée de vie-mort-résurrection, l’esprit de sacrifice et d’immortalité. Aussi, comme dans beaucoup de cultures, au Kurdistan, le rouge est une couleur associée aux combats pour la liberté. Ainsi, par exemple, même si les chevelures rousses aux reflets de feu ou de henné ont dans de nombreuses cultures patriarcales étaient diabolisées[21], à Kobané, dans le langage et les histoires populaires kurdes, les mères continuent encore d’appeler Gulîmor (Por Sor / Cheveux Rouges) une femme sans peur qui s’est manifestée par son courage et son héroïsme, comme les combattantes des Unités de protection des femmes (YPJ). La couleur rouge associée à la bravoure des jeunes kurdes se retrouve aussi dans les chansons traditionnelles. « Nous sommes la jeunesse de la couleur rouge et de la révolution, (…) Que personne ne dise que les kurdes sont morts, les Kurdes vivent, (…) Nous sommes les enfants des Mèdes et de Kai Khosrow »[22], chantait la combattante kurdes Leyla Qasim[23], la tête haute, avant son exécution et celle de ses compagnons. Mais pour comprendre les racines révolutionnaires kurdes, revenons donc au printemps…

 

Saut par-dessus le feu pendant les célébrations du Newroz.

 

Le Newroz (Jour Nouveau) est le nouvel an traditionnel célébré le 21 mars. Sur les traces de la fête ancestrale de l’équinoxe du printemps et de la semence des récoltes, on y allume également de grands feux auquel le Mouvement de libération du Kurdistan attribue aujourd’hui une portée révolutionnaire. Le Newroz est une journée avec une grande symbolique pour les actions de la résistance kurde. Pendant les festivités, on commémore l’héroïsme du peuple et de ses martyres d’hier et d’aujourd’hui. La légende du Newroz raconte la révolte populaire menée par Kawa le forgeron, qui alluma un feu après avoir anéanti le roi despotique Dakha. Cette légende transmet l’histoire de la victoire de la confédération des Mèdes (union des peuples de la région, ancêtres des Kurdes) sur l’Empire Assyrien, en 609 avant J-C. Et, depuis le Newroz 2019, on commémore également la victoire de l’union des femmes et des peuples du Nord et Est de la Syrie contre Daech, et la libération de l’ensemble des territoires qu’il occupait depuis 2014. Le jour du Newroz est aussi marqué par la résistance historique du PKK entamée par Mazlum Doğan, et suivie par ses camarades de la prison d’Amed, contre le régime tortionnaire et dictatorial de l’état turc au début des années 80 ; et par l’action de femmes comme Sema Yuce qui, pour manifester son amour pour son pays et protester contre l’oppression et le sexisme, s’immola dans sa cellule de la prison turque de Çanakkaleyê en 1998, « entre le 8 et le 21 mars »[24]. Son camarade Fikiri Baygeldi la suivit dans son action après avoir déclaré : « Sema est ma commandante », c’est-à-dire qu’elle représente l’esprit d’avant-garde révolutionnaire et de la libération dans la guerre d’autodéfense contre les forces coloniales et patriarcales.

Si nous regardons l’histoire dans sa globalité, nous pouvons voir que le pas qui a été franchi par le mouvement de libération du Kurdistan dans la lutte pour la libération des femmes et de la société est, en réalité, celui d’un retour aux origines des luttes et aux valeurs fondamentales de l’humanité. Sur les antiques tablettes sumériennes, il fut écrit qu’Inanna déclara à Dumuzî : « À la bataille, je suis votre cheffe, Au combat, je suis votre écuyère, À l’assemblée, je suis votre défenseure, À la campagne (de guerre), je suis votre inspiration ». Aussi, la roue et le gouvernail, qui représentent le cycle de la vie, la continuité et le recommencement tout en allant de l’avant, étaient des symboles attribués aux déesses de la victoire, la fortune (chance) et de la vengeance, par exemple. Ces attributs représentent la capacité des femmes à gouverner[25], c’est-à-dire à guider et à influencer le destin de l’humanité, telle une capitaine qui n’abandonne jamais son navire et n’hésite pas à changer de cap quand cela est nécessaire. La torche, telle une lumière qui montre la voie, était le symbole des déesses de la liberté. Celui qui reconnaissait ces caractéristiques de la personnalité des femmes, manifestées à travers les divinités féminines, serait guidé sur le droit chemin, protégé et libéré. Grâce à l’approche historique et scientifique du mouvement kurde et de la Jineolojî, ces caractéristiques ancestrales des femmes ont pu être ravivées dans le combat des militants et militantes kurdes, ces dernières étant devenues l’avant-garde affirmée de la révolution du Kurdistan.

Si nous observons et ressentons l’histoire non pas de manière linéaire, mais comme une spirale dont nous faisons intégralement partie, ici et maintenant, nous pouvons suggérer que des moments de l’histoire et des espaces géographiques qui semblent extrêmement éloignés les uns des autres, sont en réalité extrêmement proches, notamment sur le plan culturel et idéologique. Ainsi, par exemple, commémorant cette année les 150 ans de la Commune de Paris et les 10 ans du Printemps des Peuples[26]de 2011, nous pouvons établir de nombreux liens entre la résistance des Femmes Déesses à l’aube de la civilisation, la lutte des Partisanes, des Miliciennes, des Moudjahidines et des Guerrilleras dans les différentes révolutions historiques, les grandes manifestations du 8 mars d’aujourd’hui partout dans le monde et la révolution des femmes au Kurdistan. Prendre conscience de cette proximité, tout en allant de l’avant pour renforcer la libre pensée et l’organisation autonome des femmes, signifie en même temps la possibilité de changer radicalement le cours de l’histoire actuel et de pouvoir, un jour, partout dans le monde, célébrer et allumer ensemble les grands feux de la liberté. Nous pourrons danser et sauter par-dessus le feu, encore et encore, comme on a toujours coutume de le faire en Catalogne, la nuit du solstice d’été (à la Saint-Jean), et dans tous les pays en lutte qui n’abandonnent pas facilement leurs vieilles traditions communales.

Pour construire cette révolution, nous pourrions ainsi continuer notre voyage dans la spirale du temps et de l’espace indéfiniment, car partout la Roue des Saisons et nos calendriers sont remplis de symboles et d’histoires populaires de luttes, de victoires et de défaites, héritage de la résistance de la Civilisation démocratique qui ne demande qu’à être dévoilé et raconté encore et encore, apportant du sens, du moral et de l’espoir pour inspirer le présent et nous guider vers le futur.

 

Entrez dans la danse !

 

Femmes autour des feux de la Saint Jean, d’après Jules Breton.

Dans beaucoup d’aspects, toutes ces traditions font encore partie de la vie quotidienne ou de la mémoire collective de nombreuses cultures, même si souvent les pouvoirs hégémoniques en ont réprimé ou manipulé le sens et les pratiques. En Bretagne, par exemple, on raconte encore aux enfants les histoires des communautés de fées Margot et de leurs danses magiques au clair de lune. Mais les flammes de ces feux d’antan se sont souvent perdues dans le flux des images, représentant un temps plus ou moins lointain, parfois vécu, parfois rêvé, parfois simplement des scènes de téléfilm ou de dessins animés. Alors finalement, ces images de communauté réunie autour d’un feu font-elle partie de notre imagination ou existe-t-il un monde où, malgré les conditions les plus difficiles, l’humanité pourrait danser et s’unir pour pouvoir surmonter tous les problèmes, pour pouvoir tirer de nouveaux apprentissages de chaque situation, pour pouvoir partager les savoirs acquis et ainsi se protéger les unes les autres, génération après générations, en tant que femmes et en tant que société ? Pourrait-on ne pas seulement imaginer ce monde, mais le défendre là où il existe encore et le réaliser là où il a été dilué ? Et si les contes de fées renfermaient plus de vérités que ce que l’on pense ? S’ils renfermaient les clés essentielles dont nous avons besoin pour donner un sens juste à nos luttes et nos existences ?

La Jineolojî est une science sociale, elle effectue donc des recherches sociologiques. Dans un certain sens, on pourrait dire qu’elle cherche « à ramener le mythe à la réalité » et à « recréer le monde » là où il a été détruit. L’idée n’est pas de prôner une sorte de mysticisme décontextualisé, mais de retrouver une pensée métaphysique solide capable d’interagir en accord avec le monde actuel, pour le transformer d’une manière qui fasse sens pour l’être humain et la nature dans leur ensemble. La Jineolojî cherche avant tout à comprendre les dynamiques historiques et sociales à travers l’analyse de l’existence des femmes et les différentes dimensions de la lutte communale.  C’est une science vivante, dynamique et surtout collective dans laquelle, comme dans un site archéologique, nous creusons nos têtes et nos existences, afin de trouver la réponse à la question : « qu’est-ce qu’une vie libre ? »

Afin de rompre avec 5000 ans de manipulation des savoirs et de la pensée, la Jineolojî s’inscrit dans la continuité des perspectives apportées par Abdullah Öcalan qui dit que : « la captivité de la femme permet de mesurer le niveau général d’asservissement et de déclin de la société ; elle permet également de mesurer ses mensonges, son vol et sa tyrannie. (…) De même, le niveau de liberté et d’égalité de la femme détermine la liberté et l’égalité de tous les autres secteurs de la société. (…) La mesure dans laquelle la société peut être transformée en profondeur est proportionnelle au niveau de transformation de la [situation de la] femme »[27]. Pour comprendre la réalité d’une société, nous devons d’abord analyser la situation des femmes dans cette société. Pour trouver les éléments qui nous rapprocherons le plus de cette réalité, il nous faut partir à la rencontre des femmes et des gens qui nous entourent, tout en voyageant à travers les mythes, les religions, les philosophies, les sciences et les arts, à travers le temps et l’espace, à travers les statistiques, les livres, les articles de journaux…et tout ce qui conviendra. Aussi, pour rompre avec la pensée positiviste et ses frontières académiques, les méthodes pour rendre compte de nos recherches, débats et réflexions peuvent être créatives. On pourrait par exemple raconter ou aussi inventer des histoires, utiliser des métaphores et des images pour apprendre à allumer et à conserver notre feu, tout en apportant des idées tangibles, afin d’identifier les problèmes sociaux que nous traversons, de les exprimer clairement et de faire des propositions de solutions. Cet essai d’initiation, par exemple, a été pensé sous la forme d’une recherche-contée pour exprimer certaines bases de la Jineolojî et la raison de sa nécessité, tout en créant des ponts géographiques et temporels entre les peuples et les époques pour inspirer la dynamique jinéolojique dans toutes les régions du monde.

Aussi, nous avons vu que le feu était un élément important de la tradition des femmes et de la défense communale. En rapprochant cette image de notre vie quotidienne, pour savoir quel est le degré de liberté dans une société, nous pourrions peut-être, par exemple, analyser dans un territoire donné : « quelle est la place des femmes et du feu communal, dans l’histoire des sociétés anciennes jusqu’à aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé ? Qu’est ce qui a résisté ? Pourquoi ? Comment est-ce que nous nous situons dans cette histoire ? Qui sommes-nous ? Quels sont nos vœux les plus chers ? De quoi rêve notre société ? Comment atteindre ces objectifs ? » Les réponses à ces questions pourront certainement nous procurer la base nécessaire pour effectuer nos premières analyses et actions. Et, comme nous l’avons vu, l’étude des célébrations et des révoltes populaires sont aussi d’une grande importance pour atteindre la vérité et renforcer une culture révolutionnaire démocratique, au niveau régionale et internationale.

Ces quelques pages ne sont qu’un début, une étincelle, qui a besoin d’être alimentée par d’autres pour prendre du sens et accroître son potentiel. Mais alors, revenons à nos contes de fée. Une question reste encore en suspens : « finalement qui sont-elles réellement ces fées ? ». C’est le prochain chapitre de notre histoire que nous laisserons pour un autre jour. Et ça sera peut-être vous qui l’écrirez…

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Notes :

[1] Heide Goettner-Abendroth, Les sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Traduit de l’anglais par Camille Chaplain, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2019.

[2] Matri signifie « mère » et le premier sens du mot grec Arché est début, origine, ordre, principe. Heide Goettner-Abendroth utilise le terme matriarcat dans le sens de « à l’origine les mères ». Voir Sociétés Matriarcales – Passé et présent. Et futur ?, Barbara Pade-Theisen, jineoloji.eu, Bilbao, 2018.

[3]La recherche moderne sur le matriarcat. Définitions, perspectives, actualité, Heide Goettner-Abendroth.

[4]Question qui a été la base du développement des réflexions d’Abdullah Öcalan et du Mouvement de libération du Kurdistan pour la libération des femmes et de la société depuis la fin des années 80.

[5]Heide Goetterner-Abendroth, Matriarchal societies. Studies on indigenous cultures across the globe, Peter Lang, 2013.

[6]Institut Andrea Wolf, Mujer, Vida, Libertad. Desde el corazón del movimiento de las mujeres libres de Kurdistán, Descontrol Editorial, 2020.

[7]Kenya, le village des femmes, documentaire de François de Roubaix, 2007.

[8]Documentaire Gûzîkên Hermel, par le collectif Şopdarên rojê ya çandê, Rojava, 2019 (visible en anglais sur la chaîne Youtube de Women Defend Rojava : Jinwar – A Women’s Village Project).

[9]Hevjiyana Azad en kurde (étymologiquement « vie libre ensemble »).

[10]Poèmes et épopées populaires transmis oralement dans la tradition kurde.

[11]Du grec ancien ἐπιφάνεια, epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine », le mot « épiphanie » signifie la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose, la résolution d’une énigme ou d’un problème, de se rendre compte de quelque chose ou d’une évidence. C’est un moment de réflexion et d’illumination, que l’on pourrait aujourd’hui symboliser comme une ampoule dans le cerveau qui s’allume soudainement. Dans la religion catholique c’est le moment où les mages rencontrent l’enfant Jésus.

[12]Selon les cultures les noms des déesses ont évolué au fil des rencontres de différentes cultures : Ishtar, Astoreth, Astarte ou encore Ēostre, Ostara. Stêrk en kurde, Star chez les anglo-saxons, Astre en français, ces déesses sont associées au terme « étoile » dans différentes langues (notamment l’étoile Vénus). Ces déesses et leur étoile-symbole sont aussi connues sous le nom d’Isis chez les égyptiennes et Vénus chez les grecques. Toutes ces déesses représentaient la force et le statut des femmes dans la société. Malgré l’avènement des religions monothéistes, dans beaucoup de pays elles furent vénérées jusqu’à l’époque moderne. En Europe, par exemple, on les retrouve dans les cultures germaniques et gallo-romaines et dans certaines représentations locales de la Vierge Marie.

[13] Aussi appelé « hiérogamie » (du grec ancien hieros gamos, hieros-sacré et gamos-mariage, accouplement)

[14]À Valence, dans les pays catalans, on dépose encore aujourd’hui un œuf à la coquille colorée au cœur de la « Mona de Pascua », une pâtisserie servie pendant la Semaine Sainte et souvent en forme de serpent, autre symbole important de la culture de la déesse également présent dans la culture yézidie. Le serpent noir qui symbolise la sagesse est représenté comme le gardien à l’entrée du temple sacré des Yézidis à Lalesh, au Kurdistan du Sud.

[15]The meaning and symbolism of colors in yazidism, Hussain Zedo, Hinar project, 2017.

[16]Notons que le terme Pessa’h de la Pâque juive signifie « passer par-dessus », symbolisant la mort qui passait au-dessus des maisons des hébreux et n’emportait que les nouveaux nés égyptiens dans l’épisode de la 10ème plaie d’Égypte.

[17]Extrait du poème Les œillets rouges de Louise Michel, dédié à Théophile Ferré (fusillé par l’État français), novembre 1871.

[18] « Printemps des Peuples » de 1948, « Printemps de Prague » et « Mai 68 », « Printemps Arabe » de 2011…

[19]Aussi appelés « instants quantiques » ou « intervalles chaotiques » par Abdullah Öcalan, ce sont des instants provoqués ou inattendus qui marquent un changement dans le cours de l’histoire, tel les premières étincelles d’une révolution qui peuvent permettre de sortir d’un moment chaotique à faveur de la liberté.

[20]Comme pendant la Commune de Paris, l’œillet rouge est l’un des symboles du socialisme révolutionnaire qui, porté sur leur boutonnière, permettait aux militants et militantes de se reconnaître lors de manifestations ou grands soulèvements. En Allemagne, c’est aussi le symbole du 1er mai et la fleur que l’on dépose sur les monuments qui commémorent les révolutionnaires qui ont donné leur vie pour la liberté, tel que Roza Luxembourg surnommée « Roza La Rouge ».  La « Révolution des œillets » c’est aussi le nom de l’évènement qui mit fin à 48 ans de dictature au Portugal, le 25 Avril 1974.

[21] Car elles étaient associées au dieu égyptien Seth, au Typhon grec, au Diable chrétien et à Lilith notamment.

[22]Extrait du poème Ey Reqîb (« Oh ennemi », original en langue sorani), écrit en 1938 par le poète kurde Dildar (1918-1948) en prison. Également traduit en kurmanji et dans différents dialectes kurdes, le poème est devenu un hymne de résistance pour le peuple kurde dans toutes les régions du Kurdistan.

[23]Militante et symbole de la résistance des femmes kurdes. En 1974, elle a été pendue par le régime irakien.

[24]Entre la Journée internationale de la lutte des femmes et le jour du Newroz.

[25]Du latin gubernare, qui signifie « piloter un bateau ».

[26] Lancé par les protestations du « Printemps Arabe » en Tunisie, en Egypte et en Syrie entre-autres, suivi du « Mouvement du 15 M ou des Indignés » en Espagne et l’occupation populaire de la Place Syntagma en Grèce, ce printemps 2011 impulsa une grande vague de mouvements démocratiques dans le monde.

[27] Abdullah Öcalan, Libérer la vie: la révolution de la femme, International Initiative Edition, 2013.

 

Sarah Marcha, membre de l’Institut Andrea Wolf, hiver 2020.

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