Du mythe à la réalité, n’arrêtez jamais de croire aux contes de fées ! 2/3

Première partie : Genèse pour une science des femmes

Deuxième partie : Vers une Raison des Sages Femmes

La Raison de l’Homme fort

Gretel pousse la sorcière dans le four, illustration tiré de l’histoire Hansel et Gretel, Contes de l’enfance et du foyer des Frères Grimm.

Les femmes furent les premières esclaves de l’histoire, la première nation colonisée. Celle des Paysannes qui avaient semé les premières récoltes et construit les premières maisons, celle des Fées du logis qui grâce à leur feu intérieur étaient devenues le foyer du monde. Les Nourrices de l’humanité, qui alimentaient les corps et les esprits avec le pain chaud et les œuvres d’art qui sortaient de leurs fours, furent trahies par leurs propres fils. Et, parce qu’elles se sont organisées et se sont défendues, elles ont été transformées en « démons », en « dragons », en « marâtres », en « mangeuses d’enfants », en « méchantes fées » et en « moins que rien ». On a voulu les faire taire et leur voler leurs terres, une bonne fois pour toute. Au Moyen-Âge, notamment en Europe, les Sages Femmes qui défendaient leur statut et leur savoir dans la société et les valeurs et croyances communales furent peu à peu traitées de « sorcières maléfiques ». Ce processus est particulièrement visible dans l’évolution de l’ancienne déesse celte Morrigan, devenue la Fée Morgane dans les Légendes du Roi Arthur : une magicienne à la fois guerrière, protectrice et guérisseuse qui représente la Femme Païenne[1] contre le christianisme naissant et qui, selon les récits, sera considérée comme « bienfaisante », puis « malfaisante ». La plupart des légendes du « Preux chevalier » (pouvoir masculin dominant) qui détruit le « Dragon[2] des cavernes cracheur de feu » (pouvoir féminin) représentent également cette transition de l’« ancienne religion » à la « nouvelle religion ».

Saint-Georges tue le dragon,
miniature du manuscrit Passio Sancti Georgii  (Vérone, seconde moitié du 13ème siècle)

Aussi, dans chaque région d’Europe, il existe de sombres histoires dont la lecture sociale et politique pourrait illustrer ce même processus. Celle des Bonnettes de Sailly-en-Ostrevent[3], dans le nord de la France, par exemple, où il existe un ensemble de pierres taillées et disposées debout en cercle au sommet d’un tumulus[4]. Au centre, les traces d’un emplacement dédié au feu, servant certainement à des célébrations anciennes qui furent ensuite associées à des invocations diaboliques et criminalisées sous le terme de « Sabbats des sorcières ». La légende raconte que plusieurs jeunes femmes et un musicien qui refusaient de se rendre à l’église se retrouvaient à cet endroit pour danser et chanter. Le prêtre du village leur avait pourtant conseillé – ou plutôt les avait menacées –  de ne plus s’y rendre et de devenir de « bonnes chrétiennes », sinon il leur arriverait malheur, mais elles ne cédèrent pas. Un jour, elles disparurent. On dit qu’elles furent victimes d’un « châtiment divin » qui les transforma en pierres, de quoi convaincre d’autres villageoises de renoncer, elles aussi, à leurs anciens lieux de culte et de réunion si elles voulaient rester en vie.

Les légendes qui renvoient à des attaques divines sont courantes, notamment dans le processus de colonisation et de christianisation forcée de populations autochtones. Ainsi, à Corrientes, dans le nord de l’Argentine, on raconte encore l’histoire de la « Cruz de los Milagros » (Croix des miracles), dont la réplique se trouve dans l’église qui porte son nom. Certains disent que le peuple indigène Guarani avait essayé de brûler le fort en bois érigé par les colons espagnols, mais que la croix au centre ne se consuma pas ; d’autres racontent qu’un éclair foudroya les guerriers guaranis avec qu’ils ne puissent brûler la croix, ou encore qu’ils furent violemment attaqués, surpris par les armes à feu des colons. Selon les colons, c’est parce qu’ils y auraient vu là « un signe de la protection divine des hommes blancs » que ce peuple aurait finalement accepté – où fut contraint d’accepter par la force – la colonisation de son territoire et son assimilation culturelle.

Les femmes guaranis, à l’époque, avaient un statut important au sein de la société. Elles possédaient des savoirs similaires aux Sages Femmes du continent européen et subirent le même processus de démonisation en étant traitées et représentées comme des « cannibales sauvages »[5]. « La femme guarani sait non seulement donner naissance à des enfants avec une étonnante facilité décrite par les chroniqueurs, mais elle possède également la capacité magique de faire pousser les plantes et grâce à cette capacité de fertiliser et de faire germer les fruits, elle est identifiée à la terre. » ; cependant dans les représentations coloniales « ces femmes représentent une féminité monstrueuse et ouvrent les portes de la transgression en inversant les règles ; elles apparaissent nues, avec un rictus menaçant sur les lèvres, un regard menaçant dans les yeux, d’abondants cheveux noirs épars et semblent avoir des pouvoirs infernaux et sauvages, comme les sorcières en Europe. Le monde naturel, tout aussi menaçant, de la jungle qui les entoure, avec ses mystères et son exubérance fantastique, accentue encore plus le fait que ces femmes incarneraient le mal primaire »[6], explique Marilyn Godoy d’après son analyse des documents coloniaux de l’époque.

Feux et célébration de la Walpurgisnacht[7] (La nuit de Walpurgis) au sommet du Blocksberg (Brocken)
dans le Harz en Allemagne, peint comme un « sabbat de sorcières » par Ludwig Nauwerck en 1810.

De nombreuses chercheuses ont démontré les liens qui existent entre la domination des femmes, l’exploitation de la nature et l’annihilation des cultures communales. À travers ses recherches, Silvia Federici[8] décrit le rôle de l’expansion de la mentalité patriarcale à l’époque féodale, en Europe et dans ses territoires colonisés, qui mena à la transition au capitalisme et au féminicide de masse le plus important de l’histoire : la « Chasse aux sorcières », qui s’étendit avec intensité de 1450 à 1750, faisant des centaines de milliers de victimes à la fin du Moyen-Âge et à l’époque appelée (cruellement ?) la « Renaissance ». Ainsi, par exemple, dans certains villages près de Trèves en France ou encore à Salem en Amérique du Nord, la quasi-totalité des habitants et habitantes furent accusées de sorcellerie ou d’assistance à des activités de « magie noire », et furent jugées, torturées, brûlées vives et assassinées par les Tribunaux de l’Inquisition. Partout en Europe et dans les territoires colonisés, les peuples et femmes autochtones subirent ce processus de criminalisation et d’extermination[9], tout comme les communautés d’esclaves africaines.

 

La Raison de la résistance

Malgré l’établissement des religions monothéistes et des lois patriarcales à travers le monde, il existait des mouvements qui refusèrent la mentalité sexiste en défendant l’esprit de sororité et d’autogestion collective des femmes. « C’est au cours de la lutte antiféodale que nous trouvons trace de la première occurrence connue dans l’histoire européenne d’un mouvement populaire de femmes s’opposant à l’ordre établi et participant de l’élaboration de modèles de vie communautaires alternatifs. La lutte contre le pouvoir féodal produisit aussi les premières tentatives organisées de mettre en cause les normes sexuelles dominantes et d’établir des rapports plus égalitaires entre hommes et femmes », remarque Silvia Federici. Aussi, dans le nord-ouest de l’Europe, par exemple, les Béguines formèrent leurs communautés entre le 12ème et 15ème siècle, jusqu’à ce qu’elles soient persécutées par l’Église. Ces Bonnes Sœurs vivaient de manière autonome et communale, en dehors du contrôle ecclésiastique dominant qui les considéra comme des « hérétiques » à anéantir. Comme beaucoup de femmes accusées de la sorte à l’époque, elles étaient veuves, pas mariées ou avaient renoncé à leur vie matrimoniale – refusant ainsi d’être la propriété d’un homme -, et dédiaient leur vie aux arts, à la spiritualité et aux soins de la société et des pauvres. Aussi, au 13ème siècle en Anatolie, on retrouve le mouvement des Baciyan (Sœurs), des organisations de femmes majoritairement turkmènes qui maniaient aussi bien les arts de la guerre que ceux de l’artisanat et qui étaient impliquées dans les affaires politiques et économiques.           

À travers le monde et les époques, les forces coloniales – de l’antiquité jusqu’à l’époque moderne – se sont heurtées à des armées commandées ou constituées de femmes qui possédaient de grandes connaissances de terrain et de tactiques de guerre. Leur statut et leurs traditions étaient celles de combattantes héritières de la culture de la Société Naturelle. Les hommes qui les affrontaient les appelaient des « Amazones », comme les guerrières nomades scythes qui combattirent l’Empire Grec. C’est ainsi que les colons français surnommèrent les combattantes du royaume de Dahomey (actuel Bénin) ; et que fut nommée la région d’« Amazonie » en Amérique du Sud, en référence aux guerrières autochtones de la région qui avaient menées de grands combats contre les colons espagnols.


Propagande coloniale criminalisant les femmes guerrières d’Amérique intitulée
« Comment les Amazones traitent ceux qu’elles prennent en guerre » (bois gravé,
Singularités de la France Antarctique, André Thevet, 1557)

Dans les Caraïbes, les communautés Cimarron, composées d’esclaves noires qui avaient pu échapper à leurs « Maître blanc », se réfugièrent dans les forêts et les hauteurs où elles reconstruisirent leurs formes de vie selon leurs traditions matriarcales ancestrales. Comme la reine Yaa Asantewaa de la confédération Ashanti au Ghana qui mena les rébellions de son peuple contre les colons anglais en 1900, comme Lalla Fatma N’Soumer en Algérie qui résista aux colons français au 19ème siècle, en Guadeloupe, celle qu’on appelait Mulâtresse Solitude[10] commanda des troupes de cimarrones qui se soulevèrent contre le pouvoir colonial de Napoléon Bonaparte en 1802.

De la Ballade de Hua Mulan en Chine à la prophétie lorraine qui éclaira le pas de Jeanne D’arc en France, partout dans le monde les femmes ont marqué l’histoire par leur bravoure. Même s’il n’existe parfois pas de traces écrites de leurs exploits, on retrouve les preuves de leur existence et du rôle que les femmes jouaient à l’époque dans de nombreux chants, poèmes et légendes locales, dont les auteurs (certainement des auteures) étaient souvent anonymes. La volonté des femmes qui transmettaient leurs savoirs et l’histoire de la résistance de leur peuple par oral ou par écrit a toujours été fondamentale quand tout était mis en œuvre pour les éloigner de leur culture et de la vie sociale, politique et artistique. Ainsi au 19ème siècle, dans son livre Kurdistana Dîrokî (Kurdistan historique) l’écrivaine-poète kurde Mah Şeref Xanîma Kurdistanî écrivait « Jeunes kurdes écrivez ! D’abord ressentez les choses, puis écrivez-les pour qu’elles restent demain ! Écrivez sur la colonisation, les pillages, les guerres de pouvoir, mais surtout écrivez tout l’héroïsme et l’amour qui a été vécu ! ».

Mais malgré leur résistance, les femmes ont été en majorité dépourvues d’organisation pour se défendre et la plupart des communautés de femmes furent décimées ou réduites à la merci du pouvoir masculin. Celles qui n’étaient pas mariées ou réduite en esclavage se retrouvèrent, entre-autre, cloîtrées dans des harems ou des couvents. Abdullah Öcalan fait l’analyse suivante : « La mère (…) reste à présent au foyer, femme chaste et obéissante. Loin d’être l’égale des dieux, elle ne peut faire entendre sa voix ou montrer son visage. Doucement, mais sûrement, elle est drapée dans des voiles et devient captive au sein du harem de l’homme fort ». En Europe, pendant les révoltes de la Semaine Tragique en 1909 à Barcelone, dans le couvent des Jerónimas en feu, la population insurgée avait découvert les corps momifiés de nonnes « emmurées vivantes » et qui portaient des traces de torture, par exemple. Aussi, partout dans le monde, les femmes des territoires colonisés étaient systématiquement violées et torturées par les missionnaires et mercenaires européens. La transition de l’antiquité au féodalisme menée par les différents pouvoirs religieux, étatiques et impérialistes a eu des conséquences dévastatrices pour les femmes, mais la fin de l’époque féodale et l’avènement de la Modernité Capitaliste mené par l’Homme Blanc a certainement été encore pire.

 

La Raison de l’Homme Moderne

            Malleus Maleficarum[11], Mein Kampf[12], La Guerre Moderne[13]… de l’époque féodale à l’époque moderne, le Mâle Dominant a diffusé ses manuels de la terreur ayant pour but d’en finir avec la résistance des peuples et des femmes dites « subversives ». Inquisiteurs, Gestapo, OAS, Triple A, Gladio[14]… l’Homme Fasciste prépare toujours le terrain pour mener ses crimes et il continue encore d’entraîner ses mercenaires à l’abri des regards. Enfermées dans des camps, des cachots et des prisons, les femmes ont toujours été leur meilleur « butin de guerre » et « cobayes de laboratoire »[15], mais c’est surtout leurs pensées rebelles qui étaient une cible immédiate à abattre. « Les femmes sont plus communistes que les hommes »[16], déclarait ainsi un agent de police français, en 1942, à propos de la détermination et du rôle joué par femmes de la résistance contre le régime nazi et la collaboration pétainiste. « Le PKK est une organisation de femmes. Le taux de femmes dans toutes ses actions est de 56 pour cent », déclara le Ministre de l’Intérieur en Turquie, Süleyman Soylu, en avril 2020, dans l’une de ses nombreuses tentatives de criminalisation du mouvement de libération des femmes kurdes, directement ciblé par les attaques de l’État turc.


Femmes kurdes internationalistes portant la banderole des sœurs Mirabal[17]
lors d’une manifestation pour la Journée internationale
pour l’élimination de la violence contre les femmes au Rojava

 

 

Kidnappées, torturées, violées, vendues, transformées en machine à procréer des soldats ou, au contraire, stérilisées par la force… les femmes qui ne s’agenouillent pas face au militarisme de l’Homme Dictateur sont systématiquement attaquées, portées disparues ou exécutées. Ceux qui autrefois brûlaient les papyrus, les grimoires et les livres ; qui incendiaient les bibliothèques, les communes et les forêts continuent de perpétrer aujourd’hui leurs génocides physiques et culturels grâce à leur arsenal de guerre. Au Kurdistan, sous la bannière du drapeau turc, ils ont bombardé le temple de la déesse Ishtar à Ain Dara et continuent d’enlever les femmes à Afrin, ils ont détruit la vieille ville de Sûr et continuent d’assassiner des centaines de Yade Taybet[18] au Bakur et, surtout, ils cherchent à soumettre les combattantes des montagnes libres… ils ne veulent laisser aucune traces ni du passé, ni de leurs crimes. « Nous vous attraperons et nous vous ferons brûler jusqu’en Enfer », disent-ils toujours, car c’est le sort qu’ils réservent aux femmes, abusant et mutilant leur corps même après leur mort[19]. Mais, au Kurdistan et partout dans le monde, la résistance continue et la flamme de chaque sorcière, chaque disparue et chaque martyre continue d’éclairer et d’échauffer le pas de nouvelles générations de révolutionnaires.

 

La Raison de la Survivance

 

«Fermez les portes sur l’esprit de la femme et il s’échappera par la fenêtre, fermez la fenêtre et il s’échappera par le trou de la serrure, bouchez la serrure et il s’envolera avec la fumée par la cheminée.»[20] (William Shakespeare)  

Survivantes des bûchers[21], des fours crématoires[22] et des escadrons de la mort[23] des différentes « chasses aux sorcières » de notre histoire moderne, les femmes n’ont jamais cessé de protester et de prouver que depuis que l’ « Homme », et plus particulièrement la Raison de l’Homme Riche Blanc, est devenu le centre du monde, les femmes d’abord, puis toute la société et la planète avec elle, ont été réduites aux formes les plus terribles de violence et d’esclavage.

Aux quatre coins du globe, bravant la peur et la violence, les femmes restent partout en première ligne des luttes pour l’existence. Elles font face aux avions de chasse et aux bulldozers venus détruire et coloniser les terres sacrées de leurs ancêtres. Elles font face aux savants corrompus qui diffusent des mensonges dans les universités. Elles font face aux polices et aux armées à la solde du terrorisme d’État, qui les répriment et les font disparaître en silence. Elles font face à leurs pères, leurs maris et leurs conjoints qui prétendaient les aimer en les frappants jusqu’à la mort, au nom de l’« honneur » ou de la « passion ». Elles font face à leurs professeurs, à leurs patrons, à leurs camarades de classe, de lutte ou à leurs frères de paroisse qui finissent toujours par parler à leur place ou à les forcer au silence, en abusant d’elles quand personne ne regarde. Elles font face aux miroirs de la honte et s’efforcent de ne pas baisser la tête, même quand on leur crache des pierres, de l’acide ou du napalm au visage. Elles sont des milliers à se manifester et elles résistent et résistent encore, et elles comptent bien vaincre cette Raison de l’Homme Dominant qui infiltre chaque fois plus la société pour la mener vers le néant. Mais comment ?

Les mouvements de femmes à travers le monde ont permis de démontrer qu’un changement de paradigme était nécessaire, c’est-à-dire un changement de notre perception du monde et de notre manière d’interagir en son sein. Heide Goettner-Abendroth définit l’idée du changement de paradigme de la manière suivante : « Un nouveau paradigme apparaît quand le plus ancien a perdu sa crédibilité (…) et il a en même temps une très grande portée politique, (…) on ne peut le limiter sur le plan scientifique mais il faut constater qu’il a une autre dimension : Sa nouvelle vision du monde concerne tous les domaines sociaux et personnels ». De nombreuses académiciennes et militantes mènent depuis des décennies une lutte épistémologique dans le domaine scientifique, et notamment celui des sciences sociales. Pourtant, la fragmentation des mouvements des femmes, la dépendance académique au système d’état et la difficulté de rompre avec l’influence positiviste continue d’être un obstacle pour une révolution fondamentale de la pensée et des méthodes sociologiques et scientifiques, qui puisse mener vers une transformation radicale de la société. En proposant la Jineolojî, Abdullah Öcalan analyse de la façon suivante que « le mouvement des femmes pour la liberté et l’égalité, incluant le féminisme et basé sur la science des femmes, jouera un rôle primordial dans la résolution des problèmes sociaux. Il ne doit pas se contenter de critiquer uniquement les mouvements des femmes du passé récent, mais doit plutôt se concentrer sur l’histoire de la civilisation et de la modernité qui ont fait complètement disparaître la femme »[24]. Abdullah Öcalan propose alors la Jineolojî en tant que science des femmes comme à la fois une continuité et une nouvelle étape dans l’approche scientifique des mouvements de libération des femmes.

 

La Raison de la Femme libre

Zeynep Kınacı (Zilan)

En brisant les stéréotypes misogynes par son intelligence et sa force d’esprit, « la camarade Zilan a explosé dans le cerveau de l’ennemi »[25], disait Abdullah Öcalan analysant l’action-manifeste de Zeynep Kınacı qui, telle la décharge d’un éclair, devint un grand feu inspirant l’Idéologie de la libération de la femme en 1998. Pour reprendre cette image, on pourrait dire que la rencontre des femmes kurdes et des femmes du monde autour de la Jineolojî pourrait avoir la portée d’une explosion dans le cerveau de l’Homme Dominant. Soyons claires, nous parlons d’une boule de feu idéologique, sociologique et scientifique qui n’est pas faite pour détruire, mais pour transformer les hommes et la société, sauver des milliers de vies et créer un monde différent. Elle a pour but d’atteindre les connaissances nécessaires à l’autodéfense physique, psychique, sociale et politique, comprise dans sa dimension la plus large de défense des femmes, de leur existence, de leur langue, de leur histoire, de leur culture, de leur société, mais aussi de la défense de la nature et des valeurs démocratiques. « Comme Zilan, exploser dans le cerveau de l’ennemi signifie aimer », explique Abdullah Öcalan.

Pour pouvoir générer cette explosion de la pensée libératrice, nous avons besoin de construire une base de connaissance solide, en tant que femme et en tant que société, afin de raviver les feux révolutionnaires d’antan et d’alimenter ceux qui éclaireront le futur que nous construirons. Au Kurdistan, la plus ancienne colonie s’est constituée en une armée de Sages femmes et une science de la vie. La Jineolojî joue un rôle fondamental dans la construction de la révolution, dans un contexte que l’on pourrait décrire comme une Renaissance de la femme, ou comme le début d’un Siècle des Lumières de la femme. Les femmes des différents peuples de la région (arabes, assyriennes, arméniennes, turkmènes…) et les militantes féministes internationalistes qui ont rejoint le travail de recherches et de débats proposé par la Jineolojî affirment que « cette révolution scientifique est également nécessaire pour tout le Moyen-Orient et le reste du monde ».

À partir de l’approche de la Sociologie de la Liberté développée par Abdullah Öcalan, de la rencontre entre la pensée holistique ancestrale, les études et débats menés par les mouvements féministes et l’expérience révolutionnaire des femmes du monde, dont elle puise ses fondements, la Jineolojî a été proposée pour débattre, développer, préciser et démocratiser le paradigme scientifique du mouvement des femmes et apporter de nouvelles perspectives pour la lutte de la libération du 21ème siècle, déjà considéré par de nombreuses militantes et intellectuelles comme celui de la révolution des femmes. Chaque révolution est accompagnée de pensées et d’actions. La Jineolojî est cet espace d’échanges et de rencontres, celui des flammes de la Raison de la Femme Libre invoquées pour réchauffer les cœurs d’une société dans laquelle tout le monde aura de nouveau sa place.

 

« J’étais celle qui attend, mais je peux marcher devant. J’étais la bûche et le feu, l’incendie aussi je peux. J’étais la déesse mère, mais je n’étais que poussière. J’étais le sol sous vos pas et je ne le savais pas. Mais un jour la terre s’ouvre et le volcan n’en peut plus. Le sol se rompt, on découvre des richesses inconnues. »[26](Anne Sylvestre)

 

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Notes :

[1]Femmes souvent paysannes qui ne s’étaient pas converties au christianisme (contrairement à la christianisation plus rapide dans les villes) et qui continuaient de pratiquer leurs rites traditionnels polythéistes ou animistes.

[2]Le dragon est une évolution de la figure de la femme-déesse, souvent représentée ailée et associée au serpent. Le dragon est parfois un monstre marin, car la déesse était aussi associée au poisson. C’est une figure des profondeurs de l’eau ou de la terre.

[3]Dans le nord de la France, il existe plusieurs histoires similaires, celle des “Neuches de Landrethun-le-Nord”, par exemple, mais aussi beaucoup d’autres sites qui datent de l’époque néolithique comme “La Cuisine des Sorciers” – le dolmen d’Hamel ou encore la “Pierre du diable” – le menhir de Oisy-le-Verger.

[4]Un tumulus est un amas artificiel de terre ou de pierres, dont la construction peut remonter jusqu’à l’époque néolithique, et qui recouvrait souvent une sépulture, parfois surmonté d’un monument. Il existe différentes formes de tumulus partout dans le monde.

[5]Voir gravures de Theodor de Bry, Grandes Viajes a América, Volumen 3, 1593.

[6]La conquista amorosa en tiempos de Irala, Marilyn Godoy, Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales (CLACSO), Paraguay, 1995.

[7]Notons que cette fête populaire, interdite par l’Église catholique, existait depuis des temps très anciens dans de nombreux pays d’Europe. Souvent célébrée (clandestinement) la nuit du 30 avril au 1er mai, on peut voir un rapprochement intéressant avec la date choisie par les mouvements socialistes et ouvriers modernes pour les grèves historiques qui donnèrent lieu à la Journée internationale des travailleurs.

[8]Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Marseille/Genève-Paris, Éditions Senonevero/Éditions Entremonde, 2014.

[9]Ainsi par exemple, au Musée du Congrès et de l’Inquisition de Lima au Pérou, la visite nous fait parcourir les anciens cachots et présente les machines de torture utilisées et, encore aujourd’hui, on appelle « Marché des sorcières » le lieu d’échange et de vente de plantes et produits de médecine naturelle des Cholitas dans la ville de La Paz en Bolivie.

[10] Dont la mère africaine esclave avait été violée par un colon blanc.

[11]Le « Marteau des sorcières », est le livre rédigé par Heinrich Kramer et Jacob Sprenger utilisé dans le cadre de l’Inquisition qui débuta au XVe siècle en Europe.

[12] Manifeste rédigé par Adolf Hitler entre 1924 et 1925 qui fut la base de l’idéologie nazie.

[13] Rédigé en 1961 par le Colonel Roger Trinquer à partir de sa propre expérience et des méthodes répressives et tortionnaires de l’armée française en Indochine et en Algérie, ce livre fut la base théorique utilisée par les officiers français pour former les officiers chargés de mettre en place les dictatures des années 70 en Amérique latine notamment.

[14]Organisations secrètes liées à l’état et à l’armée, chargées du renseignement et de la répression contre les organisations révolutionnaires à des époques de l’histoire différentes, mais utilisant des méthodes similaires et extrêmement violentes que l’on peut clairement qualifier de « terrorisme d’état »: Gestapo en Allemagne nazie et, après la Seconde guerre mondiale, l’OAS (Organisation de l’armée secrète) française en Algérie colonisée, la Triple A à l’aube de la dictature argentine, l’Organisation Gladio en Allemagne, Italie et Turquie, entre beaucoup d’autres dans les différents pays du monde.

[15]‘Lettres de l’entreprise Bayer au camp d’Auschwitz sur l’achat de femmes pour expérimentations chimiques’, éditions Christophe Chomant (le numéro de février 1947 du Patriote Résistant rapporte les extraits de cinq lettres adressées par l’entreprise Bayer au commandant du camp d’Auschwitz).

[16]La répression des femmes communistes (1940-1944), Paula Schwartz, Institut d’histoire du temps présent.

[17]Militantes assassinées le 25 Novembre 1960 par le régime dictatorial de République dominicaine.

[18]Symbole de la Résistance pour l’autonomie, le corps de cette mère assassinée pendant les soulèvements populaires de 2015 à Silopi, dans le nord du Kurdistan, avait été laissé gisant sur le sol pendant plusieurs jours. L’armée répressive turque tuait quiconque tentait de s’en approcher.

[19]Parmi de nombreuses autres femmes, c’est le sort subit par les femmes yézidies après l’attaque de Daech dans la région de Shengal (Sinjar) ; ou encore celui subit par les combattantes des YJA-Star comme l’allemande Andrea Wolf et les combattantes des YPJ comme Barîn Kobanê et Amara Rênas, tombées aux mains de l’armée turque et de leurs groupes de mercenaires.

[20] William Shakespeare, Comme il vous plaira, 1599.

[21]Donna Read, documentaire Le Temps des bûchers (titre original The Burning Times), www.onf.ca, 1990.

[22]“De Compiègne à Auschwitz : le convoi des 31 000”, Toute l’Histoire, documentaire de Natacha Giler, 2020.

[23]Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, livre (La Découverte/Poche, 2008) et documentaire (Canal +, 2013)

[24]Abdullah Öcalan, Manifest of the Democratic Civilization : The Sociology of Freedom (Volume III), International Initiative Edition, 2020.

[25]Extrait d’un discours d’Abdullah Öcalan réalisé en janvier 1997.

[26] Extrait des paroles de la chanson Une sorcière comme les autres d’Anne Sylvestre, 1975.

 

Sarah Marcha, membre de l’Institut Andrea Wolf, hiver 2020.

Lire : Troisième partie : pour une étude sociologique de la libération

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