Méthodologies : méthodes féministe, décoloniale et Jineolojî

Cet article était à l’origine une conférence donnée par le Comité Jineolojî Europe en collaboration avec le Comité Jineolojî Allemagne. Il donne un aperçu de la manière dont la Jineolojî est née et des objectifs qu’elle poursuit, explique les critiques de la science positiviste, puis présente les connaissances, la science et la méthodologie alternatives, décoloniales et indigènes.

Quelles sont les raisons du développement de la Jineolojî ? Pourquoi cette science des femmes existe-t-elle et quel est l’objectif de la Jineolojî ? Nous voulons changer la société, provoquer de grandes transformations sociales, nous voulons faire une révolution. Nous devons comprendre les problèmes de la société pour pouvoir faire une bonne proposition politique. Mais comment pouvons-nous faire une bonne proposition politique en fonction des problèmes existants ? Comment pouvons-nous résoudre les problèmes ?

Pour cela, nous devons retourner là où les problèmes ont commencé. La société se trouve dans un système capitaliste-patriarcal que nous devons surmonter. Nous devons revenir au point où nous avons perdu la liberté. C’était le passage de la société naturelle à l’esclavage, à la société de classe et à la société patriarcale. La femme a été la première colonie. C’est avec l’avilissement et la soumission de la femme que les rapports de domination ont commencé. C’est pourquoi toute solution aux problèmes doit commencer par la libération de la femme. Nous avons besoin d’une révolution des femmes.

Nous devons concentrer notre réflexion. Nos solutions doivent se concentrer sur la perspective de la libération des femmes. Nous avons également besoin de cette perspective pour résoudre tous les autres problèmes de la société.

Avec cette compréhension, une forme d’analyse intellectuelle et théorique, une méthodologie pour le mouvement de libération au Kurdistan et la révolution est devenue nécessaire. Celle-ci doit soutenir une recherche et une interprétation qui expliquent comment nous en sommes arrivées à la situation actuelle, comment nous pouvons y apporter des réponses et proposer des alternatives. Qu’est-ce que la science moderne sinon un système de connaissances dominant qui sert à maintenir la domination ? C’est pourquoi nous devons redéfinir la science de manière à ce qu’elle soutienne les processus de changement nécessaires. La science doit être connectée au savoir de la société, en particulier au savoir des femmes et des peuples opprimés qui n’ont pas eu de place dans la conception de l’histoire de la science moderne. C’est ainsi que le nom de Jineolojî est apparu.

« Jin » signifie « femme » et aussi « vie » (kurde : jiyan). « -logie » (logos en latin) signifie un système de connaissances ou les connaissances accumulées d’une manière systématique dans la société. L’objectif de la jineolojî est de réaliser la révolution des femmes par la libération de la femme et la libération de toute la société. Pour cela, nous devons redéfinir ce que signifie réellement la femme. Est-ce la femme patriarcale de cette société ? Comment atteindre la vraie femme en tant que totalité/unité sociale, politique et économique de l’histoire ? C’est pourquoi nous partons de l’expérience des sociétés naturelles et matriarcales, pour découvrir comment les identités des femmes ont été formées par la mentalité patriarcale au cours de l’histoire. Ainsi, nous pouvons reconnaître ce qui ne nous appartient pas, comment nous voulons vivre et comment nous voulons être. En faisant cela, nous découvrons également ce qu’est le véritable homme, contrairement à la compréhension que la masculinité et le patriarcat imposent. Enfin, ce que la Jineolojî veut atteindre avec ces recherches et ces remises en question de la conception des genres, c’est trouver l’être-soi (en kurde « Xwebûn« ) de chacune d’entre nous. Il s’agit de pouvoir être nous-mêmes et de nous définir nous-mêmes, et ce en lien avec la société, intégrées dans des relations qui sont libres de toute domination.

Avez-vous déjà entendu parler du concept de Hevjiyana Azad (en français littéralement « vivre ensemble en liberté«  que nous traduisons par « Covivance libre« ) ? Il s’agit d’atteindre l’harmonie dans la société et dans le monde. Il s’agit de remodeler et reconstruire nos relations dans la société afin qu’elles dépassent les relations de domination et de pouvoir. Pour cela, nous considérons la Jineolojî comme une base, car le problème principal est celui des relations de domination entre les femmes et les hommes, et la définition des sexes par le patriarcat. Et cela caractérise toutes les autres relations dans la société, comme la relation entre la société et la nature, etc.

Un autre objectif de la Jineolojî est de révolutionner la méthodologie, car nous en avons besoin pour la révolution. Nous avons besoin d’une révolution du savoir et donc d’une révolution scientifique. Nous expliquerons la critique de la science dont nous avons besoin. Nous critiquons les méthodes des sciences établies, qui sont conformes aux rapports de domination.

Il est également important de noter la problématique des mouvements révolutionnaires – c’est justement le cas en Europe – qui détachent leurs concepts idéologiques des problèmes de la société. Il faut une compréhension des problèmes de la société. Si une idéologie n’évolue pas continuellement en fonction de la vie pratique de la société et des problèmes existants, cela conduit au dogmatisme. Les mouvements de liberté s’enlisent et ne sont pas en mesure de proposer des alternatives aux problèmes urgents. C’est pourquoi l’un des objectifs de la Jineolojî est de faire le lien entre les savoirs, la recherche sociologique et les concepts idéologiques, en révolutionnant les sciences et en définissant de nouvelles perspectives scientifiques. Avec une telle pratique de recherche, nous alimentons et renouvelons l’idéologie, afin que les mouvements puissent faire des offres idéologiques dans la révolution.

Nous pouvons l’observer très clairement dans le mouvement de libération kurde. Abdullah Öcalan, qui est passé de l’orientation idéologique du marxisme-léninisme à un changement de paradigme, en est le meilleur exemple. Il s’est basé sur ses propres recherches, sur les connaissances qu’il a acquises en s’interrogeant sur ses propres racines, dans sa propre famille, dans sa propre société. Bien sûr, il y avait des rapports sociaux patriarcaux. Quel est le rôle de la femme ? Relier toutes les recherches, également toutes les analyses personnelles et la compréhension de la famille, a conduit à la nécessité de renouveler certaines parties de l’idéologie. Il est arrivé à la conclusion que ce dont nous avons besoin ne peut pas être obtenu en s’accrochant à l’idée de construire un État. Car nous reconnaissons que le problème principal réside dans les relations patriarcales et l’oppression des femmes. Le statut actuel de la société est basé sur cela. Sans résoudre ce problème, nous ne parviendrons pas à une société libre.

Ces recherches menées par Öcalan et plus tard par les membres du mouvement de libération ont changé le paradigme. C’est le meilleur exemple de la manière dont les analyses théoriques et le traitement des connaissances contribuent au changement et renouvellent la pensée idéologique en fonction de la situation réelle de la société. C’est cela l’objectif de la Jineolojî.

Nous aussi, en tant qu’internationalistes en Europe, nous voyons que nous pouvons jouer un rôle important dans la construction collective de la Jineolojî et ainsi renforcer à nouveau nos luttes, nos idéologies et nos processus.

Il existe un autre aspect important de la Jineolojî. La Jineolojî est considérée comme une méthode d’autodéfense. L’autodéfense est vraiment très importante. Nous voulons réaliser une révolution des femmes et pour cela une révolution scientifique. Mais comment nous défendre constamment contre les attaques du système, surtout les attaques psychologiques ? Quelles ont été les erreurs du passé qui ont empêché les rêves et les idées de la révolution de se réaliser ? Cette défense n’est pas seulement un projet matériel concret, mais la question de savoir où nous n’avons pas pu jusqu’à présent, avec notre état d’esprit, notre mentalité, dans le quotidien de notre vie, surmonter le système. Donc, avec la Jineolojî, nous voulons développer ces outils et ce terrain pour une nouvelle militance, une personnalité et un mode de vie militants, combatifs. Cela s’adresse bien sûr d’abord aux femmes. Comment pouvons-nous développer une nouvelle attitude militante (combative et lucide) chez les femmes, une nouvelle mentalité, une nouvelle perspective qui puisse vraiment dépasser les erreurs, afin que nous ne soyons plus assujetties au système par le libéralisme et le patriarcat. La Jineolojî peut offrir des outils, des compréhensions, des raisons et des perspectives qui nous rendent plus fortes pour être fermes à chaque moment de notre vie, dans chaque domaine, afin de pouvoir faire face à la manière dont le système nous attaque. Lorsque nous allons au travail, lorsque nous faisons un travail d’organisation, dans nos relations familiales, avec nos amies. Pour cela, nous analysons les mouvements féministes, les mouvements de femmes, tous les mouvements révolutionnaires. Il y a aussi des critiques concernant les mouvements féministes. Car comment pouvons-nous apprécier le côté positif de ces mouvements s’ils ne parviennent pas à développer une alternative pour la société ? Notamment sur la question de l’attitude militante pour recréer une vie libre au quotidien.

La mission de la Jineolojî dans la révolution des femmes du 21ème siècle est de développer la base culturelle et le cadre théorique et scientifique de la révolution, en se basant sur les principes de la libération des femmes, l’analyse historique de la résistance et de la libération des femmes, l’analyse de la situation actuelle des mouvements de femmes et de leurs possibilités et une analyse des problèmes de la société causés par le patriarcat et le capitalisme. Sur cette base, elle formule des propositions d’alternatives et de solutions concrètes.

Avant d’aborder les méthodologies et les méthodes, nous avons voulu, par ce qui précède, poser les bases des objectifs de la Jineolojî, afin de considérer la Jineolojî non seulement comme un outil, mais aussi comme un cadre global de connaissances – pour changer les mentalités et réaliser une révolution. Nous allons maintenant entrer plus spécifiquement dans la méthodologie et la critique de la science positiviste et des régimes de connaissance.

La critique de la science positiviste

Je commencerai par la critique de la science positiviste et du concept d’objectivité. Ensuite, je passerai aux idées pour des méthodologies et des recherches féministes et décoloniales. Il s’agit en particulier des méthodologies indigènes (Indigenous Methodologies) et de certaines conceptions féministes des méthodes, concrètement les postulats de la recherche féministe de Maria Mies, qui rejoignent en de nombreux points les propositions d’Abdullah Öcalan et présentent une grande proximité avec ce qui est développé en tant que Jineolojî.

Ce que nous entendons par savoir académique et science, c’est généralement la science positiviste. Elle a déjà été beaucoup critiquée et remise en question au sein du monde académique. Malgré tout, elle reste la base, surtout pour la formation de base aux méthodes de travail scientifique, que suivent toutes celles et ceux qui font des études. Ou alors, elle est transmise dès l’école, cette compréhension de ce qu’est un chemin correct vers la vérité, vers un bon savoir, vers un savoir objectif. C’est pourquoi l’approche positiviste de la production de savoir reste au cœur de ce que fait la science, et de ce qui lui confère le fondement de l’autorité. Cela est lié à la pensée selon laquelle nous avons besoin de faits, de faits vérifiés. Cette autorité, nous la connaissons aussi lorsqu’il est revendiqué : « maintenant, nous avons ici les faits, c’est scientifique et donc déjà presque indiscutable ». Comment cela fonctionne-t-il ? Qu’entend-on en fait par « positiviste » ? Ce terme implique que quelque chose peut être représenté sur un arrière-plan, c’est-à-dire qu’il se distingue de l’arrière-plan. C’est délimitable, descriptible ou encore perceptible, du moins perceptible sensoriellement avec les yeux ou mesurable. La mesurabilité et, souvent, la possibilité de l’exprimer en chiffres, en tout cas en termes et catégories clairement délimitables, est importante pour le savoir positiviste. La réalité, la vie complexe, doit pour cela être divisée en petites unités qui peuvent être décrites et mesurées.

Une « bonne démarche scientifique » consiste donc à réduire. Une variable ou un élément est isolé afin de pouvoir présenter cet élément isolé avec le moins d’influence possible. Il s’agit de mesurer l’effet d’éléments isolés, en général dans des rapports de cause à effet simples. Ainsi, si je combine ceci et cela, qu’en résulte-t-il ? A partir de là, on peut formuler des phrases ou des lois simples, des lois de la nature, mais aussi des « lois » des sciences sociales. Les sciences sociales s’inspirent ici des principes des sciences naturelles. C’est un principe de base de diviser le savoir en éléments de plus en plus petits, tout d’abord en différents domaines de connaissance. Il y a par exemple la science économique, qui s’occupe justement des questions économiques, mais qui est séparée de la sociologie, qui s’occupe des questions sociales. La sociologie est à nouveau distinguée – au fond dans une subdivision raciste – de l’ethnologie, qui s’occupe des sociétés non européennes. On crée ainsi à nouveau une inégalité qui divise. Et c’est ainsi que les domaines du savoir sont toujours plus divisés. Dans ces disciplines, il y a à nouveau des domaines de spécialisation, mais même à l’intérieur de ceux-ci, dans les questions qui sont traitées, tout est divisé afin de pouvoir être analysé. Il faut isoler le plus possible les éléments dont on suppose qu’ils ne s’influencent pas. En fin de compte, on ne veut pas du tout prendre en compte la complexité dans laquelle se déroule la vie.

Une manière de développer un moyen autour de ces concepts clairement définis, qui peuvent être délimités les uns des autres pour ensuite décrire le monde, est de penser en termes de dichotomies. On travaille dans des catégories simplifiées, comme un schéma en noir et blanc : soit noir, soit blanc. Il est possible de les distinguer les uns des autres et ils sont généralement classés dans un ordre hiérarchique. L’un est rabaissé et l’autre est considéré comme supérieur. Ainsi, il y a le bien et le mal, l’homme et la femme, la civilisation et la barbarie, le rationnel et l’irrationnel. Le rationnel est la bonne connaissance des faits, l’irrationnel est le subjectif, l’émotionnel – et la femme : ce qui est dévalorisé est associé à la femme. Public – privé est une autre division dichotomique. La diversité des formes qui existent est ainsi réduite. Les multiples interactions existantes sont simplifiées en un simple vis-à-vis hiérarchique.

Il existe certains critères (appelés critères de qualité) pour le travail scientifique, qui guident la production de cette forme positiviste de connaissances factuelles et garantissent « l’objectivité du savoir ». Il s’agit de critères qui définissent ce qu’est une bonne science, comment le savoir est produit de manière scientifique. Ceux-ci exigent d’isoler des éléments. En tant que chercheuse, je dois rester distante de ce que j’étudie. Je ne peux pas m’impliquer, je ne peux pas être impliquée subjectivement, je ne peux pas avoir d’émotion, d’empathie ou de relation quelconque avec ce que j’étudie. Je ne dois pas être en relation. En fait, je ne dois même pas être perceptible. Ce principe de non-implication, de neutralité, est très important. Une influence de la personne qui fait la recherche est considérée comme un facteur perturbateur et cette perturbation doit être éliminée ou contrôlée. C’est pourquoi l’expérience est considérée comme la forme pure des méthodes de recherche scientifique. Lors d’une expérience, on crée un dispositif expérimental qui est le plus stérile possible, c’est-à-dire qui n’est pas influencé, et qui met en relation des éléments isolés sans que des facteurs perturbateurs n’interviennent. Dans un cadre tout à fait artificiel, on vérifie comment un facteur interagit avec un autre facteur. Issue des sciences naturelles, cette compréhension de la méthode est également reprise et adaptée dans les champs de recherche des sciences sociales.

Pour mieux comprendre le problème de cette méthode, je donne un exemple : lors de l’examen de l’effet curatif des plantes, on isole les différentes substances actives présentes dans la plante et on les teste individuellement. Il arrive souvent qu’aucun effet curatif ne puisse alors être constaté. Il est scientifiquement prouvé que la plante n’a pas d’effet thérapeutique. Cependant, nous savons par tradition et par expérience que cette plante a un certain effet bénéfique. Chaque plante est complexe et l’examen de substances connues et isolées ne permet pas de reproduire cette complexité et ce pouvoir de guérir.

Cela montre comment la science fonctionne et ce que cela signifie de sortir la vie de la méthodologie de recherche, de la détruire d’abord, pour ensuite la découper analytiquement et étudier des éléments individuels de manière isolée. Cela passe pour un bon savoir factuel vérifié, pour un « savoir objectif », mais c’est précisément ce que la nature, ce que la vie complexe et connectée peut faire, que cette science ne peut pas saisir. Cela montre encore une fois que cette science, ces méthodes, ne fournissent pas (ou ne peuvent pas fournir) de réponses aux véritables problèmes. Si nous considérons la politique mondiale, les problèmes centraux de la sécurité, de la vie en sécurité pour tous les humains – qu’il n’y ait pas de guerres ou qu’autrement les gens soient bien soignés – nous voyons que ces problèmes fondamentaux ne sont tout simplement pas résolus. Dans le domaine scientifique également, on constate que les scientifiques n’ont aucun moyen d’y répondre. Les tentatives existantes au sein de la science restent très limitées. Les méthodes ancrées dans la science consistent toujours à contrôler les choses. Je contrôle les variables de ma recherche pour éviter les interférences. Je rends les choses mesurables afin de pouvoir calculer et contrôler d’autres domaines. Les recherches doivent rendre les prévisions prévisibles et permettre ainsi de planifier et de contrôler ou de manipuler les évolutions sociales. En fin de compte, il s’agit de contrôle et de gestion – tant vis-à-vis de la nature que vis-à-vis des sociétés.

Il est important de comprendre que cette recherche, dans laquelle je ne peux pas être impliquée en tant que chercheuse, dans laquelle je ne peux pas être subjective, sinon c’est une mauvaise recherche, signifie aussi que je n’y suis pas avec mon cœur. Et pas non plus avec une responsabilité pour un développement social.

L’évaluation éthique est séparée et, si elle a lieu, elle se fait en dehors du cœur de la recherche et de sa réalisation. Les connaissances factuelles sont séparées des valeurs. C’est ce qu’on appelle « l’absence de valeurs » ou « l’absence de jugement de valeur ». Il existe des exemples où des chercheurs qui sont en fait opposés à la guerre nucléaire ont mené des recherches sur la bombe atomique. Cela se produit parce que la recherche est menée sans tenir compte de ce que l’effet, l’application peut signifier. Pourtant, c’est ainsi que l’on fait de la « bonne recherche » selon les critères de la science positiviste. La responsabilité de ce qui se passe ensuite avec la recherche n’est pas prise en compte et, selon ces principes, selon les critères de qualité d’une bonne recherche scientifique, elle ne doit même pas être présente dans le processus de recherche. La recherche ne doit pas être normative. Il ne doit pas y avoir de norme, d’objectif valorisé pour lequel la recherche doit être là. Ce principe est bien entendu constamment (inévitablement) transgressé au sein de la science. Ainsi, les objectifs du libéralisme et du développement économique capitaliste guident la science de manière tacite ; ils sont pour ainsi dire considérés comme neutres en termes de valeurs. Mais il y a aussi des domaines scientifiques entiers qui prétendent devoir être normatifs, comme par exemple pendant longtemps la recherche sur la paix et les conflits, qui se soumet de plus en plus à la prétendue neutralité des valeurs (et abandonne ainsi en grande partie la critique du militarisme et du pouvoir). Pourtant, du point de vue de l’idée de base positiviste-empiriste, la science devrait être libre de toute orientation normative.

De tout cela résulte un grand milieu d’expertise, parce que tu dois te spécialiser fortement pour pouvoir faire une telle forme de recherche. Tu ne connais qu’un tout petit domaine à la fois. Ton savoir est tellement spécialisé que ton langage n’est plus compris par personne, sauf par tes collègues les plus proches qui font de la recherche dans le même domaine. C’est ainsi que naît une mystification de la recherche. Du fait qu’aucune personne extérieure ne peut comprendre et vérifier ce qui est fait, cet expert est considéré comme un dieu. En tout cas, cette méthode, qui prétend mener une recherche non impliquée, a la prétention d’assumer le rôle de Dieu. Avant que la science ne soit développée, c’est-à-dire historiquement, le rôle de créer ou d’établir la vérité/le vrai savoir revenait à Dieu. Cette tâche a ensuite été reprise par la science, effectivement aussi sous cette forme : « en tant que chercheuse, je ne fais plus partie de la société, je n’ai en fait plus de corps, car je ne dois pas m’impliquer. Je ne suis pas du tout cette personne physiquement présente, qui a fait des expériences, qui est culturellement marquée, mais je plane pour ainsi dire au-dessus, comme un dieu ». Avec l’avènement des temps modernes et le développement du système scientifique occidental, l’homme rationnel et autonome a prétendu trouver la vérité à la place de Dieu, mais pour ainsi dire avec une position tout aussi élevée – the god eye’s view / la vue de Dieu (un terme de la critique).

La science a repris l’autorité sur le savoir qui appartenait auparavant à Dieu. Si nous revenons avec la Jineolojî, là où les problèmes ont commencé, il est pertinent de regarder comment le patriarcat s’est ancré de plus en plus profondément à travers les différents régimes de connaissance au cours des 5000 dernières années. Le problème a commencé avec le patriarcat, avec la colonisation de la femme. Tout d’abord, la mythologie a joué un rôle important en tant que système de connaissances pour ancrer les modes de pensée patriarcaux et les premiers systèmes hiérarchiques et étatistes qui y sont liés. Ensuite, les religions monothéistes ont pris ce rôle important. La philosophie est devenue importante et enfin le système scientifique européen. Au cours des quelques dernières centaines d’années, les sciences ont pris en charge ce rôle puissant de régime de connaissance.

L’émergence des fondements du système scientifique moderne s’est accompagnée du passage à l’ère moderne, de la formation de l’Europe en une entité unique, chrétienne et patriarcale, de l’expansion de l’Europe par le biais de la colonisation d’autres pays et continents, de l’esclavage et du commerce d’esclaves à grande échelle qui ont changé le monde, génocides, destruction d’autres cultures, modes de vie et systèmes de connaissances, avec la persécution et l’extermination des dissidentes en Europe, en particulier avec la torture et la chasse aux sorcières, et enfin avec l’imposition du mode de production industriel et de la famille nucléaire patriarcale et hétérosexuelle comme norme de vie.

Cette nouvelle phase des rapports de domination a commencé il y a environ 500 ans et a été marquée par le colonialisme et le capitalisme. Les développements centraux de cette phase ont été accompagnés par la science positiviste. La recherche scientifique a permis et légitimé les entreprises coloniales. La structure de légitimation pour l’asservissement et la soumission d’une grande partie de l’humanité et la destruction de ses systèmes sociaux a été scientifiquement étudiée et mise à disposition par la construction hiérarchique des races. L’humanité a été divisée et catégorisée de manière hiérarchique. Les êtres humains ont été classés comme n’étant pas égaux dans un système avec et sans droits. Il existe de nombreuses interactions entre le colonialisme et la science positiviste. Des disciplines spécifiques ont été développées, comme la médecine tropicale, qui était nécessaire pour imposer les conquêtes et les administrations coloniales. On a également extrait des connaissances des colonies, on les a volées et intégrées dans les sciences occidentales, tout en détruisant délibérément les systèmes de connaissances qui existaient auparavant dans les colonies. On a affirmé et on affirme encore l’universalité du système de connaissances européen/occidental et on le diffuse ensuite dans le monde entier.

Au sein de l’Europe, il y a eu des développements parallèles de la destruction d’autres formes de savoir. Les chasses aux sorcières de masse en sont notamment une expression. Seule une manière spécifique d’accéder au savoir et de l’utiliser a été tolérée. D’autres formes de connaissances, liées à la complexité de la vie, n’avaient plus de raison d’être, étaient délégitimées et persécutées. Cela concernait entre autres les connaissances ancestrales en matière de guérison et les connaissances des sages-femmes en matière de contraception et d’accouchement. Cela signifie que la science s’enracine pour ainsi dire dans le sexisme, le racisme et l’eurocentrisme, et dans la violence.

La science positiviste a été (et reste) façonnée par une petite minorité d’hommes de cinq pays (Angleterre, Italie, France, Allemagne et États-Unis). Pendant les premiers siècles, elle a été une institution masculine qui ne tolérait aucune femme dans ses rangs. Les hommes qui ont posé les bases du système scientifique ont tenu des propos extrêmement misogynes : les femmes seraient inférieures et subordonnées et donc incapables de penser de manière rationnelle et scientifique. La science serait la tâche des hommes, qui doivent obtenir la domination sur la nature et la conquérir, l’asservir et la rendre docile par la force, comme les femmes (Francis Bacon). Ce n’est qu’il y a un peu plus d’un siècle que les femmes se sont battues pour avoir accès à la science, d’abord aux études, puis aux postes. Aujourd’hui encore, les hommes dominent les trois quarts des postes de professeurs, et même davantage dans certaines disciplines.

[Image] – légende : Incinération des livres/codex aztèques par des moines espagnols – Diego Muñoz Camargo, Descripción de la ciudad y provincia de Tlaxcala, Glasgow University

La forme de science développée en Europe s’est répandue dans le monde entier. Elle a été imposée au monde par la force. Les anciennes colonies s’en préoccupent aujourd’hui, notamment les mouvements indigènes. La destruction de leurs systèmes de connaissances était un élément tout à fait conscient de la colonisation. Il existe des dessins de cette époque qui montrent comment les livres sacrés des Aztèques ont été détruits au Mexique. Sur ce dessin est peint un système de connaissances sauvage et complexe, un désordre par rapport à ce que connaît la science positiviste, dans laquelle la représentation est carrée et simple. Ce système complexe de connaissances est mis à feu et à sang par des prêtres européens. L’existence même de telles images montre à quel point il était important de montrer que « nous détruisons cela ». Cela valait la peine d’être représenté. C’était un processus tout à fait conscient de ne pas laisser de place aux systèmes de connaissances existant dans le monde entier dans les pays colonisés. Une partie du savoir existant là-bas a été reconnue comme utilisable et reprise. Ces connaissances ont été intégrées dans le système scientifique occidental sans que l’on ne sache ni ne reconnaisse où elles ont été développées.

De nombreuses bases de la science européenne moderne proviennent du monde arabe, par exemple en médecine. Toutefois, le savoir a généralement été approprié de telle sorte qu’il n’est plus possible de voir d’où il provient. De tels aspects pourraient être approfondis, mais je ne veux pas m’éloigner des méthodes, je vais plutôt y revenir.

Pour conclure sur ce sujet on a détruit les systèmes de connaissances existants dans le monde entier et on a soumis les quatre cinquièmes de la planète à la colonisation, en détruisant les sociétés qui y vivaient et leurs systèmes économiques. Mais ce qui leur a également été retiré, ce sont les possibilités de faire des recherches sur elles-mêmes ou de se représenter elles-mêmes, en affirmant que le système de connaissances occidental devait être mis en place là-bas, y compris avec des institutions. Les mêmes principes de subdivision, de catégorisation, etc. ont également été introduits avec l’administration (coloniale) par exemple. Il y a eu une dépossession des outils et des moyens de transmettre les visions du monde existantes dans le monde non occidental et de répondre à ses propres questions.

Méthodes/méthodologies

Postulats de la recherche féministe de Maria Mies

Qu’est-ce qui a été opposé à la conception positiviste de la science par la méthodologie féministe et décoloniale ou indigène ? J’aborde d’abord les méthodologies féministes et plus précisément les propositions de Maria Mies.

Maria Mies a été active dans le mouvement féministe à partir des années 1970 et a également été l’une des premières à s’intéresser aux perspectives internationales et globales. Elle a travaillé en Inde en tant que lectrice et a fait de la recherche, ce qui l’a fortement influencé et accompagné tout au long de sa vie. Aux Pays-Bas, elle a établi un programme d’études international. Elle a fait partie du mouvement des femmes, s’est engagée très radicalement dans la critique du patriarcat et du capitalisme et a également intégré les cultures matriarcales dans ses réflexions. Au cours de son évolution, elle a formulé des postulats de recherche féministes à partir de sa pratique avec les étudiantes avec lesquelles elle avait commencé à faire de la recherche féministe. Ces sept postulats pour une recherche féministe ont été présentés pour la première fois en 1978 lors d’une conférence des femmes à Francfort-sur-le-Main. Ils ont été traduits dans de nombreuses langues et discutés au niveau international, surtout en anglais. Les postulats ont d’abord été acceptés en tant que méthodes de recherche féministes en Allemagne et en Europe. Ils sont devenus la base des études de femmes établies à l’époque, mais entre-temps, ils ont été complètement discrédités et ont également été exclus des études de genre.

Au fond, Maria Mies et ses camarades savaient déjà à l’époque, lorsqu’elles avaient présenté et discuté des postulats méthodologiques au congrès des femmes, que ce qu’elles y avaient formulé était bien trop politique pour être accepté dans le système scientifique institutionnalisé établi. Elles le savaient et ont tout de même commencé à travailler dans le cadre existant. Mais ce n’est plus du tout possible aujourd’hui. « Non, Maria Mies, nous ne faisons pas ça », m’a répondu il n’y a pas si longtemps un doctorant en études de genre sur un ton méprisant et distant.

Dans les postulats méthodologiques de Maria Mies, il y a une grande proximité avec ce que nous pouvons lire d’Abdullah Öcalan, mais je le présente dans la perspective de Maria Mies. Je ne passe pas ici en revue les sept points de ses postulats, mais je le fais en trois points. Je m’inspire d’un autre texte de Maria Mies (1), dans lequel j’ai trouvé intéressant la manière dont elle y formule des principes qui peuvent guider une pratique politique féministe et dans lesquels elle intègre la pratique de la recherche. C’est au fond la même approche que nous avons avec la Jineolojî. Pour nous, la recherche est intégrée dans la pratique révolutionnaire. C’était ou c’est encore le cas pour Maria Mies. (Elle vit aujourd’hui toujours à Cologne, mais elle est très âgée et n’apparaît plus en public). Maria Mies dit : « la recherche fait partie de notre pratique politique ». Je m’en tiendrai aux trois points qu’elle a formulés.

  1. Nous devons surmonter, rejeter et détruire les divisions dualistes. Nous pouvons d’abord dire que les divisions doivent être surmontées, mais Maria Mies parle explicitement des divisions dualistes, c’est-à-dire des divisions en deux. Tout est hiérarchisé en deux parties opposées. Il y a le privé et le public, l’humain et la nature, la culture et la nature, la rationalité et l’émotion. L’une est toujours supérieure et l’autre est passive, inférieure, et c’est ainsi que le monde entier est divisé. C’est précisément ce qui doit être surmonté. Ce dont nous avons besoin et que nous devrions développer à la place, c’est une relation mutuelle entre des sujets égaux. Dans le projet de recherche, il s’agit de la relation entre chercheuse et personnes supposées étudiées, dont les questions et les thèmes devraient être au centre. Il devrait s’agir d’une relation égale, non hiérarchique et réciproque. Cette relation, dit Maria Mies, doit aussi exister explicitement avec la nature. On étudie la nature pour pouvoir l’exploiter. A l’époque pré-scientifique, il était controversé, en raison de la pensée religieuse, de défoncer le sol et d’en extraire tout ce qui s’y trouvait. Mais la science positiviste voulait contrôler la nature et la rendre exploitable. Elle a la prétention de devoir savoir tout ce qui est possible. Le savoir doit toujours grandir, tout comme le progrès et la croissance doivent continuer infiniment. C’est ce qui légitime toute recherche et tout projet, y compris vis-à-vis de la nature. Maria Mies affirme en revanche qu’il doit y avoir une relation d’égalité avec la nature. Tout a une dignité. L’analyse ne doit pas détruire ce que nous analysons, ni le fragmenter. Elle défend l’idée qu’il est important d’apprendre à voir les liens et de tout voir dans un lien large entre l’humain et la nature, ainsi qu’entre l’individu et la société. Cela implique également de voir à nouveau son propre corps avec plus de force, de se concevoir en relation avec lui et de le percevoir en relation avec d’autres personnes et avec la société. Les sens et les émotions doivent à nouveau être mieux perçus. En fin de compte, il s’agit de tout appréhender dans des processus vivants. Marie Mies dit que la créativité de la recherche dépend du fait qu’elle s’enracine dans des processus sociaux vivants.

  1. La science classique, telle que nous la connaissons, est un projet très individualisé. Chaque chercheuse doit se faire connaître parce qu’elle est experte dans un domaine spécialisé, qu’elle publie à ce sujet, qu’elle est donc l’autrice de textes de recherche importants et ainsi de suite. Cette entreprise individualiste doit être arrêtée, selon Maria Mies. Au lieu de cela, la science doit à nouveau être comprise comme quelque chose de politique et de partiel. Car le savoir dont nous disposons ne peut jamais tout expliquer, il n’a qu’une justification partielle et non la validité universelle prétendue. Maria Mies postule que nous devrions nous concevoir comme une partie de quelque chose de plus grand. Les problèmes individuels ne peuvent pas être étudiés uniquement au niveau de l’individu ou en tant que cas particulier, mais devraient être considérés dans le contexte des réalités sociales qui impliquent l’oppression. Les problèmes sont compris lorsque nous les plaçons dans le contexte social de l’oppression. Nous avons besoin d’une vue d’en bas et non d’une vue d’en haut qui contrôle et dirige. Les intérêts des opprimés, et en particulier ceux des femmes, doivent être poursuivis. C’est un objectif à servir. La recherche fait partie des luttes contre l’oppression des femmes et contre l’exploitation. La recherche fait partie de nos actions, donc de nos actes et des luttes pour l’émancipation. La recherche doit être portée dans la rue et changer la situation actuelle, le statu quo. Dans le processus de réalisation de ce type de recherche, les chercheuses se transforment également elles-mêmes. Cela fait partie des processus. Il est également important de transmettre les moyens de la recherche, c’est-à-dire les outils, les méthodes, aux personnes avec lesquelles la recherche est menée. Il est essentiel que les opprimées formulent elles-mêmes leurs problèmes et mènent elles-mêmes la recherche. Pour cela, elles doivent connaître les méthodes. Les résultats de la recherche leur permettent ensuite de modifier la réalité oppressive et de planifier des actions, c’est-à-dire d’en déduire des actions. Maria Mies se réfère entre autres à Paulo Freire, un pédagogue brésilien de la libération :  « Il s’agit d’un développement de la conscience de soi, ce qui est également décrit par la connaissance de soi ». Paulo Freire est également passionnant pour les méthodes concrètes, comme par exemple le  « Théâtre des opprimés ».

  1. Le troisième point est encore une fois intéressant et inhabituel à entendre. Comme nous l’avons dit, la recherche scientifique prétend pouvoir et même devoir tout explorer. Toute mesure est en fin de compte légitime, car nous devons pouvoir tout comprendre et tout contrôler, et tout est faisable. En opposition à cette pensée du progrès infini, Maria Mies affirme dans ses postulats que tout est limité. L’univers humain est limité. Le corps est limité. La terre est limitée. Elle dit que nous devons rejeter cette prétention au progrès illimité. Le projet avec lequel nous sommes en route est au contraire orienté vers le bonheur humain et la production de la vie elle-même. Il s’agit de replacer la vie au centre, pour ainsi dire. Maria Mies souligne qu’une grande violence émane de la méthode scientifique classique, qui isole de plus en plus les objets individuels, les arrache à leur contexte symbiotique et ne les appréhende pas dans des processus de compréhension des relations. Pour elle, la symbiose fait partie de la nature, mais elle existe aussi dans les liens entre les êtres humains. Cela découle également du fait que nous sommes toutes nées. Nous naissons des femmes, mais ce lien est nié. Nous devrions nous considérer comme faisant partie de la nature, être conscients de nos corps et aussi de notre dépendance à la Terre Mère. Et ne pas oublier que nous sommes toutes nées par des femmes et que nous mourrons toutes. La vie n’est pas un progrès éternel, elle est finie.

Voilà pour les postulats de Maria Mies concernant la recherche féministe.

La science en tant qu’institution, l’objectivité, les concepts et les objectifs politiques

Le fait que nous utilisions le plus souvent le même terme pour des choses très différentes, c’est-à-dire qu’un terme peut signifier quelque chose de très différent dans un autre contexte (théorique), complique les choses. Parfois, ce n’est pas facile avec la terminologie. Avec tant de termes, nous devons toujours vérifier exactement ce que l’on entend lorsqu’un certain terme est utilisé. Si nous connaissons et utilisons différemment un terme issu d’un certain contexte ou d’une certaine approche théorique et que nous en reprenons ensuite la signification lorsqu’il apparaît dans un autre concept théorique, nous comprenons alors quelque chose de faux.

Quelques mots sur la notion de dichotomie par opposition au dualisme. La dichotomie signifie qu’un côté rejette l’autre, le nie. C’est le caractère des parties de ne pas pouvoir s’accepter. Donc A n’est pas B. Ils ne se rejoignent jamais, c’est une contradiction sans fin et une hostilité sans fin entre eux. C’est le point et le problème des dichotomies. Donc la femme n’est pas ce qu’est l’homme, et l’homme n’est pas ce qu’est la femme. Cela vaut pour tous les aspects.

Dans le dualisme, c’est différent. Le meilleur exemple de relation dualiste est le yin et le yang. La partie blanche a une part de noir en lui et le noir de blanc. C’est l’idée qu’il faut de la différence. Il faut de la diversité, dont les éléments se complètent et sont donc en équilibre. Car chaque côté a un peu de ce que l’autre a. Entre ces deux côtés, il y a un grand nombre de possibilités.

Nous retrouvons cette compréhension dans la plupart des représentations cosmologiques des sociétés indigènes. C’est par exemple la compréhension qu’un côté est féminin et l’autre masculin, mais que justement le féminin a quelque chose de masculin en lui et vice versa. Il y a en outre un grand nombre de choses entre les deux. Cette largeur de choses entre les deux côtés, nous la trouvons dans tout l’univers, du monde naturel à la société. Ce n’est donc pas une contradiction, une négation, mais une complémentarité. Le point crucial est qu’un côté dualiste ne peut pas exister sans l’autre, sinon l’équilibre serait rompu. Il y a beaucoup de symboliques, en Amérique latine aussi par exemple, qui sont très similaires au yin et au yang, où l’un des côtés contribue à créer l’autre. Il est important de comprendre cette différence entre dualisme et dichotomie.

La Jineolojî est une nouvelle conception globale de la science. L’objectif de la Jineolojî est de créer ses propres institutions. Il ne s’agit pas d’une reconnaissance dans le système scientifique existant, mais de ses propres institutions, dont certaines ont déjà été créées. Il y a l’institut Andrea Wolf et les académies de Jineolojî au Rojava (Kurdistan de l’ouest) et dans d’autres régions du Kurdistan. Il y a le Centre de Jineolojî à Bruxelles, qui est la première institution en Europe, et il y a aussi l’objectif de créer d’autres centres de Jineolojî en Europe.

Mais les deux ne s’excluent pas complètement : remettre en question fondamentalement le système scientifique existant et y travailler, y faire entrer la Jineolojî. Ce n’est évidemment pas le même projet révolutionnaire, mais plutôt quelque chose comme un travail social, faire partie de cette société dans les universités et travailler à familiariser les gens avec des idées et à en discuter. Nous ne pouvons toutefois pas en attendre grand-chose, car les critères d’examen à eux seuls influencent négativement le travail au sein des institutions scientifiques existantes, c’est pourquoi cela reste toujours un compromis total.

En Italie, il y a quelques décennies, il y avait l’  « Autonomia Operaia », dans laquelle des personnes intellectuelles, professeures et étudiantes faisaient la promesse qu’elles donneraient tout ce qu’elles savaient au mouvement et que cela deviendrait un échange permanent. Pendant quelques années, le fait de ne pas considérer le savoir comme sa propre propriété, mais de le transmettre effectivement pour que chacun puisse en faire quelque chose, a fonctionné. Puis cela a échoué.

En Allemagne, il y a eu un projet similaire : à la fin des années 70 et au début des années 80, pendant sept ans, il y a eu les universités d’été féministes. Dans le système scientifique existant, les chercheuses devaient se demander si la recherche qu’elles faisaient rendait service au mouvement et ces recherches renforçaient ce dernier. Il y avait un lien entre le mouvement des femmes et la recherche sur les femmes, mais ce lien s’est aussi perdu. (2)

Cette mise en relation est un élément important et fondamental. Cela signifie, entre autres, la création de groupes de recherche transversaux. Dans la recherche autochtone (« indigène »), on parle aussi de  « familles de recherche », c’est-à-dire d’un grand regroupement collectif qui fait de la recherche en prenant grand soin et en assumant une grande responsabilité dans ce qu’il fait et dans la manière dont il traite les résultats. Chaque personne est intégrée dans une famille de recherche, dans un collectif de recherche et également dans des critères pour ce qui est en fait nécessaire en termes de connaissances. Il est consciemment dit que la recherche doit servir la décolonisation ou les objectifs politiques de liberté et d’autodétermination. Exactement comme l’a formulé Maria Mies : la recherche sert des objectifs concrets, elle n’est plus individuelle et ainsi la subjectivité est supprimée.

Il serait faux de penser que la critique de la compréhension de l’objectivité de la science positiviste a pour conséquence ou contre-réaction un subjectivisme dans la Jineolojî. Les méthodes de la Jineolojî s’orientent vers des principes qui se préoccupent de la problématique des méthodes mêmes. Un exemple serait de se demander : comment une nouvelle compréhension de la dialectique peut nous aider à surmonter les contradictions ? Avec une nouvelle compréhension, nous pouvons trouver une autre manière de traiter les contradictions comme celles de l’universalisme et du relativisme ou encore de l’objectivité et du subjectivisme. Dans la Jineolojî, par exemple, la relation n’est pas objet-sujet, mais toujours sujet-sujet – notamment dans la recherche. Ce n’est pas du subjectivisme. Le subjectivisme est un problème qui concerne la mentalité, l’ego.

Si nous comprenons que la science est toujours politique, alors il est logique de regarder des personnes comme Francis Bacon (l’un des pères de la science). Bacon était sexiste et raciste, ce qui est politique. Bien que les projets scientifiques féministes ou indigènes soient discrédités comme étant « trop politiques », cela n’est pas fait en ce qui concerne des personnes comme Bacon et leurs projets. Il est important de comprendre qu’à l’époque, l’établissement de la science était un processus très discutable. Tout était nouveau et devait d’abord être accepté. C’est pourquoi il y avait effectivement beaucoup de réflexions sur la manière de sécuriser les choses. Dans les processus d’acquisition des connaissances et dans les présupposés de la science positiviste, beaucoup de choses ont été créées pour se protéger de la remise en question. Examiner cela de plus près est encore un sujet à part entière, mais un point central était de fixer une norme – à savoir l’homme en tant que sujet et le concept d’objectivité avec ses critères pour la reconnaissance du savoir. Celui ou celle qui travaille de cette manière n’a pas besoin d’expliquer pourquoi il ou elle travaille de cette manière, mais c’est perçu comme la bonne chose à faire et comme ce qui n’est pas remis en question. Mais c’est précisément ce qui est hautement subjectif et politique et qui n’est pas perçu comme tel parce que c’est généralement accepté et imposé. Celles et ceux qui travaillent ainsi n’ont pas à s’expliquer, mais celles et ceux qui travaillent autrement sont remis en question.

Dans une certaine mesure, la science laisse aussi de la place aux approches critiques sous la devise « Nous sommes divers et pluralistes ». Mais les chercheuses critiques doivent s’expliquer et se justifier de manière extrême pour tout ce qu’elles font et comment elles travaillent. Elles doivent expliquer pourquoi elles conçoivent la science de manière politique, pourquoi, à leur avis, elle doit nécessairement contenir des éléments subjectifs et avoir malgré tout une légitimité. Avec le concept d’objectivité et les méthodes de la science positiviste qui en découlent, on crée pour ainsi dire un espace de pouvoir de l’action politique dans la science, qui est cependant considérée comme objective et n’est plus visible comme quelque chose de politique.

Méthodologies indigènes/recherche décoloniale

Comme nous l’avons déjà mentionné, les mouvements indigènes ont entamé un processus visant à développer à nouveau leurs propres méthodologies de recherche indigènes. Ils s’opposent aux formes d’exploitation de la recherche et tentent de les tenir à l’écart de leurs sociétés. Ils disent : « Vous n’entrez plus ici, vous ne faites plus de recherche ici ». En même temps, ils développent leur propre forme de recherche, qui s’inspire des systèmes de connaissances qui ont été détruits par la colonisation. Ce qui est encore dans les mémoires est ravivé et développé en tant que pratique, intégré dans leur propre système culturel, dans leur propre cosmologie. Celle-ci est basée sur des liens très importants avec la nature, avec de vastes formes de société, avec le passé, les ancêtres, l’avenir, les générations futures. Donc avec un tout autre système de valeurs, dans lequel des critères comme l’autodétermination sont souvent au centre.

[image] Programme de recherche Kaupapa Maori – Linda Tuhiwai Smith 1999 : Decolonizing Methodologies.

Ces modèles, par exemple ceux des Maoris, sont toujours circulaires et au centre se trouve l’autodétermination. Tout doit toujours être examiné pour savoir si cela sert l’autodétermination. Pas seulement l’autodétermination individuelle, mais l’autodétermination sociale. Les modèles sont aussi l’expression des liens entre les personnes. De l’individu à la famille, au groupe social plus large, à l’environnement et à l’ensemble du cosmos dans lequel chacun vit. Par rapport à la nature, à ce qui nourrit une personne et à ce qui caractérise ses conditions de vie, mais aussi par rapport à l’univers et à tout ce qui a été et sera avant et après. Souvent, elle s’inspire aussi de ce que certains connaissent peut-être sous le nom de « roue de médecine indienne », c’est-à-dire que les différents points cardinaux sont associés à différentes qualités. Il est traversé par une croix et différents champs apparaissent, qui contiennent des notions politiques comme la décolonisation, la mobilisation, la transformation, la spiritualité, la guérison – la guérison dans le sens également de la guérison sociale, des conséquences du colonialisme. C’est vraiment un grand réseau de différents domaines qui constituent la vie et qui apparaissent dans ces programmes de recherche.

Les méthodologies de recherche indigènes n’aspirent souvent pas à être reconnues dans le système scientifique existant, mais plutôt à travailler dans leurs communautés et à y répondre de manière structurée aux questions auxquelles il est urgent de répondre. C’est parce que les jeunes des sociétés autochtones, qui aspirent à l’éducation, sont frustrés par le système scientifique existant et ne veulent plus rien avoir à faire avec la recherche que le programme de recherche autochtone devient important. Avec cette méthodologie de recherche culturellement intégrée, les jeunes ont la possibilité de travailler pour leurs propres communautés en tant que chercheurs et chercheuses. La recherche retrouve une connotation positive. Car dans les sociétés indigènes, la recherche est toujours associée au colonialisme et, en raison des expériences extrêmement négatives, le terme de recherche est un gros mot.

Quels sont les principes importants que la recherche indigène décoloniale a développés ? On dit que la recherche doit être positionnée et ce, d’une double manière. D’une part, épistémologiquement, c’est-à-dire du point de vue de la manière d’acquérir des connaissances. Dans ce cas, les perspectives des groupes et personnes opprimées et des colonisées sont mises en avant, en partant du principe que c’est de là que vient la connaissance. D’autre part, la recherche doit être positionnée politiquement : en tant que faisant partie des luttes, d’une part pour la décolonisation de la forme du savoir, mais aussi pour la décolonisation des rapports mondiaux.

C’est pourquoi la recherche n’est jamais non impliquée. En tant que chercheuse, tu es toujours impliquée émotionnellement ou personnellement. Il est important de montrer qui tu es quand tu fais de la recherche. S’impliquer et entrer en relation pour pouvoir faire de la recherche, c’est aussi montrer un visage honnête. Pas seulement : « Voici mon plan de recherche, êtes-vous d’accord ? », mais il s’agit vraiment de dire : qui suis-je ? Quelle est ma biographie, mes origines ? Qui suis-je en tant qu’être humain ? Quelles sont mes forces et mes faiblesses en tant qu’être humain ? Donc se montrer avec un visage honnête, être respectueuse de celles et ceux avec qui je fais de la recherche, créer une relation mutuelle et de confiance et établir des relations. Il n’y a pas d’« objets de recherche », donc personne ne fait l’objet de recherches. L’empathie, la sollicitude et le partage sont des notions importantes dans ces relations de recherche. Cela signifie aussi transmettre les connaissances que j’ai peut-être, parce que j’ai eu plus de temps pour les acquérir, aux personnes avec lesquelles je mène une recherche. On parle par exemple chez les Maoris de « famille de recherche », ce qui signifie qu’il y a un engagement que je prends. Si, par exemple, une personne de ma famille de recherche a des besoins urgents tout à fait différents, je m’en occupe, même si cela n’a peut-être rien à voir avec l’objectif de la recherche, car je suis en partie responsable de ce groupe et je m’en occupe. Ce sont des relations fiables qui se soutiennent mutuellement, ce qui est la base sur laquelle la recherche peut avoir lieu. La recherche est un partage et un échange de connaissances. Elle ne peut avoir lieu que là où de telles formes de relations sont établies. Il n’y a pas un seul moment dans le projet de recherche où ce type de relations mutuelles et responsables ne soit pas appliqué, même plus tard, lorsque la recherche est supposée être terminée. Que faire de ces connaissances ? C’est une autre partie du travail de ce groupe qui a fait de la recherche de réfléchir à la manière dont les connaissances peuvent être présentées, où elles peuvent être utilisées et qui peut les recevoir.

Dans la perspective indigène, les interprétations et les présentations de la recherche sont considérées comme potentiellement dangereuses en raison de l’expérience du colonialisme, c’est pourquoi la manière dont le savoir est présenté est très importante. Et ce afin qu’elle soit compréhensible pour une société plus large et pas seulement pour des personnes spécialisées. Cela est lié au fait que le chercheur ou la chercheuse doit toujours rendre des comptes à celles et ceux sur qui les recherches ont émenées. En fin de compte, vis-à-vis de la société, qui doit vivre avec les résultats qui découlent de la recherche. Nous retrouvons là le principe que nous avons également trouvé chez Maria Mies : Nous ne pouvons pas (vouloir) tout savoir. Pas cette infinité, cette prétention à tout explorer. Cela vient bien sûr de l’expérience d’une recherche exploitée par rapport aux sociétés colonisées. Les résultats de la recherche ont été utilisés, souvent malgré des promesses contraires, contre les sociétés indigènes, donc à leur détriment. Des descriptions culturelles d’infériorité sont nées de la mauvaise interprétation de connaissances fragmentaires. Ou bien le savoir médical a été pris et exploité de manière rentable par l’industrie pharmaceutique ; le savoir social et culturel a été utilisé par l’armée. C’est pourquoi les sociétés autochtones affirment désormais explicitement que toutes les connaissances ne doivent pas être partagées.

Un autre aspect est de comprendre la particularité du savoir. D’un point de vue européen, cela signifie avant tout voir que le savoir européen n’est pas universel, mais seulement valable de manière limitée pour les autres, et que l’eurocentrisme doit être désappris. Nous devons nous approprier des choses très différentes et nous y confronter activement : où avons-nous, même inconsciemment, une pensée de supériorité ? Nous devons nous fixer comme objectif une certaine modestie et apprendre à écouter. Nous devons également travailler contre la mystification de la recherche, c’est-à-dire contre le fait qu’elle nécessite soi-disant un savoir d’expert, de longues études, un mode d’expression hautement spécialisé et autres. Il est important de détruire ce mythe impressionnant de l’inaccessible. Nous reconnaissons plutôt qu’il existe de nombreux petits projets que les gens mènent de toute façon toujours pour résoudre systématiquement des problèmes et répondre à des questions – par exemple, pour planifier les récoltes et la production alimentaire ou d’autres projets de soins à la communauté et à la nature ou des projets de guérison des conséquences des crimes coloniaux. Ces pratiques méthodiques se réapproprient justement d’anciens savoirs culturels qui ont été détruits ou refoulés par le colonialisme. Il s’agit aussi de redonner aux choses leurs anciens noms, par exemple aux montagnes qui avaient été rebaptisées par la colonisation. Ce sont en fait des méthodes de recherche qui ont déjà été utilisées depuis longtemps, mais qui doivent être reconnues en tant que recherche. Aujourd’hui, ce savoir qui se développe au niveau régional est rabaissé en tant que savoir particulier, spécifique à la culture, tandis que le savoir qui se développe dans le système scientifique occidental est placé bien plus haut en tant que théorie valable universellement. Les deux peuvent être compris comme des connaissances généralement particulières, mais qui peuvent aussi avoir une signification importante pour les autres. Faire cela changerait radicalement le pouvoir dans les rapports de connaissance.

Revenons maintenant à l’écriture ou à toute forme de présentation du savoir de la recherche et aux dangers que cela comporte. La recherche indigène ou décoloniale en arrive souvent à avoir besoin de formes artistiques ou de formes esthétiques de présentation pour rendre visible le fait que dans ce processus de représentation, il se passe toujours quelque chose de politique et de subjectif. Lorsque l’on présente quelque chose de manière esthétique ou artistique, on le fait de manière consciente. Donc l’écart qui existe entre ce qui est représenté et la (re)présentation est un espace puissant. On rend visible le fait que l’on choisit une forme personnelle de présentation du savoir, une forme que l’on crée soi-même. En créant moi-même cette forme, je rends visible le fait que la (re)présentation n’est pas neutre, mais quelque chose de subjectif et de politique. Ce qui est habituellement (hypocritement) caché devient reconnaissable. C’est une autre manière de présenter le savoir – très différente de la recherche positiviste avec « l’objectivité » de soi-disant « faits objectifs ».

Dans la recherche indigène, on attache beaucoup d’importance au fait que le résultat soit présenté de manière compréhensible pour toutes et tous. Les indigènes disent qu’au fond, il faut pouvoir parler de la recherche en toute occasion, lors d’une fête de famille, d’un repas, de manière à ce que les gens puissent en rire. Que ce soit humoristique, que les gens comprennent de quoi il s’agit et qu’ils puissent suivre émotionnellement ou établir un lien. Il devient important de réfléchir à la manière dont cela peut se faire. Comment puis-je transmettre mes connaissances à tout le monde dans la société ? Les méthodes mentionnées sont par exemple les récits de témoins, c’est-à-dire écouter le savoir des témoins de l’époque. Une autre méthode consiste à se réunir, peut-être lors d’un rituel, pour rassembler des histoires sur un événement historique particulier, en les collectant et en les racontant dans les différentes régions où nous vivons. Ce sont des méthodes qui permettent de surmonter la mentalité/la pensée coloniale et patriarcale ancrée dans les sociétés.

Perspective récapitulative de la Jineolojî sur la problématique de la méthode/méthodologie

La méthodologie, c’est-à-dire la problématique de la méthode, est un sujet de discussion au sein de la Jineolojî. Nous devons faire très attention à ne pas utiliser les mêmes méthodes du système et à ne pas reproduire une mentalité que nous rejetons. Plutôt que de décrire une méthode figée, nous voulons évaluer les problèmes des méthodes positivistes, afin d’être en mesure d’analyser ces problèmes, de ne pas les reproduire et de développer une nouvelle diversité de méthodes. Répétons-le : nous devons surmonter la fragmentation des sciences et des enquêtes et trouver une approche holistique. Nous ne pouvons pas nous contenter d’utiliser une seule science. Dans la recherche sociologique au Rojava, par exemple, nous avons également utilisé la science de la géologie. Nous sommes notamment allés à Girê Moza, donc sur les lieux de nombreuses découvertes archéologiques, et nous sommes également allés voir le comité archéologique local. Il s’agit d’utiliser la diversité des sciences, de ne pas les comprendre séparément, mais sur la base du même objectif. Ainsi, nous pouvons surmonter la fragmentation et trouver des moyens de résoudre les problèmes. La séparation sujet-objet est l’un des noyaux des problèmes. Tout en est affecté. Avec la Jineolojî, nous voulons donner des outils pour reconnaître ce problème, afin de ne pas retomber dans la séparation dans nos méthodes et dans notre méthodologie.

Un point important est la compréhension de la première, de la deuxième et de la troisième nature. Il y a un problème dans la méthodologie pour trouver la réalité et la vérité et pour ne pas comprendre la diversité comme quelque chose de complètement opposé, « autre ». Nous le voyons dans la compréhension de la première et de la deuxième nature. La première nature est le monde « naturel ». Donc l’univers, la planète, les animaux, les plantes et l’être humain. Tout cela est compris comme la première nature. La deuxième nature est le processus de socialité, le visage de la société, le développement de la société. Donc ce qui distingue la société humaine du monde naturel. Et c’est là que se situe le piège. En raison de la division sujet-objet, et c’est là le problème, la première nature est décrite comme une phase et la deuxième nature comme quelque chose de séparé, de différent, de la première nature. Par conséquent, la société est différente de la nature. C’est en cela que nous trouvons l’anthropocentrisme, c’est-à-dire que l’humain (défini comme l’« Homme ») est placé au centre de tout. De plus, les natures ne sont pas seulement séparées les unes des autres, mais également hiérarchisées. Ainsi, la seconde nature serait au-dessus de la première. La société serait au-dessus des animaux. C’est un problème que nous devons surmonter. Au lieu de cela, nous devons simplement comprendre la différence comme un autre processus, une autre partie de la diversité. Comme un processus qui s’est développé à partir de la première nature. Il s’agit d’un processus de socialité dans lequel, par exemple, l’écriture et la lecture se sont développées, et qui a davantage développé l’intelligence analytique de l’humain. Là encore, le problème de la dichotomie réside dans le fait que la deuxième nature ne serait qu’analytique, car elle aurait développé l’écriture, la lecture, la théorie et n’aurait plus d’intelligence émotionnelle. Car celle-ci serait liée à la première nature, aux animaux, qui ne suivent que leur instinct. C’est un problème qui doit être résolu en équilibrant l’intelligence émotionnelle et l’intelligence analytique. Car cette dichotomie détruit tout, la vie et la planète entière. Nous devons revenir à la première nature. Öcalan dit à ce sujet que nous devons développer la troisième nature, rétablir l’équilibre avec la première nature. Donc faire une synthèse de la première et de la deuxième nature. Il ne s’agit pas de bannir la deuxième nature et d’entrer dans la troisième nature, mais la synthèse consiste à créer une troisième nature, un nouveau processus d’équilibre. Le problème, c’est que la deuxième nature a été construite comme une antithèse de la première nature. Et cette troisième nature, qui rétablit le lien avec la première nature et donc avec l’intelligence émotionnelle, est créée avec la liberté de la femme et la bonne approche de l’écologie. Car la séparation de la deuxième nature, en tant que dichotomie avec la première – précisément pas comme un autre processus de la nature pour développer une socialité de l’homme – est née de l’esclavage de la femme, la première nation, et de la destruction de la terre. C’est pourquoi deux des piliers de la révolution au Rojava sont la révolution des femmes et l’approche écologique. Ce n’est que par cette voie que le lien peut être rétabli et qu’une troisième nature peut se développer, dans l’harmonie et l’équilibre.

Un autre point du dilemme méthodologique, la contradiction, se situe entre l’universalisme et le relativisme, entre le linéaire et le circulaire. Mais dire : « Nous ne voulons pas d’un récit linéaire de l’histoire, mais nous voulons un récit circulaire » serait l’autre extrême. Dans cette logique, l’objectivisme amène alors le subjectivisme, le mondialisme, le localisme, donc le refus de l’un amène toujours l’extrême de l’autre. Nous devons être ouvertes à cette problématique et l’analyser différemment, regarder au-delà des deux extrêmes. Un bon exemple d’équilibre est de s’organiser localement, mais avec une perspective globale. Nous ne pouvons pas dire que l’univers, tout l’univers, fonctionne selon ces règles. Cela ne nous mène qu’au dogmatisme et nous avons vu où cela nous a menées dans l’histoire. Mais le relativisme nous amène à l’individualisme, car celui-ci dit : « Il existe autant de réalités qu’il y a d’êtres humains » et « je vois les choses ainsi et c’est ma réalité ». Cela nous amène à l’individualisme et à l’égocentrisme. Ce n’est donc pas non plus une réponse. Avec une interprétation correcte de la méthode dialectique, nous trouvons une solution à notre dilemme méthodologique qui nous fait obstacle dans la compréhension de la réalité. Nous ne rejetons donc pas complètement l’un ou l’autre côté. Mais nous signalons les problèmes respectifs et essayons de les comprendre pour ne pas les reproduire.

La méthode dialectique – des noms comme Marx et Hegel vous viennent certainement à l’esprit – a été très importante dans l’histoire pour résoudre ces contradictions. Nous devons aussi dire que les problèmes qui sont apparus plus tard avec cette méthode ne peuvent pas tous être attribués à Marx, mais aussi à la mauvaise compréhension de la dialectique proposée par lui, ou à la manière dont cette méthodologie a été mise en pratique. Nous avons besoin d’une nouvelle interprétation et nous pouvons voir qu’il y a deux compréhensions fondamentalement erronées de la méthode dialectique. L’une est de comprendre les contradictions comme des ennemis permanents qui se détruiront mutuellement. Cela peut être compris par la contradiction de classe et la définition de classe. L’autre : la compréhension de la « dictature du prolétariat » pour surmonter les contradictions de classe. Donc la destruction. L’interprétation de la méthode dialectique a été comprise comme une dialectique de la destruction. Selon celle-ci, un côté doit détruire l’autre pour résoudre la contradiction. Ce que nous proposons au contraire, c’est une dialectique productive et créative. Cette approche est liée à la métaphysique. C’est ce qui est intéressant dans le contexte de la dialectique, car la dialectique et la métaphysique ont également été placées dans une dichotomie. Ce faisant, la métaphysique est comprise comme s’il y avait un berger au-dessus de nous, qui nous contrôlait. Par conséquent, la métaphysique est la compréhension qu’il y a quelque chose là-haut qui nous contrôle toutes. Cela conduit aux religions monothéistes. C’est notre critique de la métaphysique.

Lorsque nous voyons les problèmes de la dialectique, il devient clair qu’il faut une sorte de métaphysique. Mais quel genre de métaphysique ? Öcalan le décrit ainsi : « Je ne conçois pas la métaphysique dans le sens d’un pouvoir, d’un dieu, d’une violence là-haut, mais tous les aspects de la société sont liés à la métaphysique et ont créé par exemple la culture. L’art est de la métaphysique, la politique est de la métaphysique et aussi la religion, pas limité au sens de « Dieu », mais aussi dans le sens de ce qui crée et donne de la foi. La littérature et la poésie sont également de la métaphysique, car elles expliquent la réalité d’une autre manière. Nous n’avons pas besoin de regarder vers le haut, vers quelque chose au-dessus de nous, pour trouver de la métaphysique. »

Il est également intéressant de voir comment la compréhension des déesses a évolué dans la métaphysique. D’une compréhension fondamentale selon laquelle toute existence est vivante, on est passé à un dieu patriarcal. 

En anglais, le terme God (dieu) est très lié au concept religieux. Mais en kurde, c’est différent. « Xwede – Xwedavend  » (de xwe (soi)+ dan (donner), c’est-à-dire « se donner soi-même ») vient de la déesse-mère dans la société naturelle, dans la société matriarcale. La signification vient de la mère qui donne la vie, qui maintient en vie tout ce qui nous entoure, ce n’est donc pas quelque chose de supérieur. Même la culture, les rituels, les plantes, les outils des humains, tout cela signifie la divinité. La déesse-mère avait pour caractéristiques de tout partager, d’être aimante, de valoriser toutes les créatures. Toutes ces caractéristiques métaphysiques ont été créées dans les cultures matriarcales. C’est ce que nous acceptons comme métaphysique : pas un dieu placé au-dessus de nous, mais la déesse qui est partout, la déesse-mère en tant que nature qui nous donne la vie. C’est dans ce sens que nous comprenons la métaphysique.

Cela peut contrebalancer la mauvaise compréhension de la dialectique. L’éthique est également un aspect métaphysique. Cela se manifeste par le fait qu’une pièce de théâtre, une chanson, un poème, nous touchent de l’intérieur. Car ils atteignent des aspects métaphysiques de la vie que nous ne pouvons pas décrire avec des choses concrètes. C’est pourquoi la culture et l’art sont si importants, mais ils sont détruits par la science positiviste, par la vie patriarcale.

Nous voulions maintenant en venir à la question de la présentation de la connaissance. Une forme utilisée par la Jineolojî au Rojava est par exemple le théâtre. La Jineolojî développe des méthodes pour transmettre le savoir et l’histoire ou la situation actuelle et des thèmes spécifiques à travers des pièces de théâtre. Toutes ces questions d’éthique et d’esthétique sur lesquelles se concentre la Jineolojî sont liées à cela, à la forme. C’est aussi une compréhension métaphysique pour toucher d’autres aspects de notre réalité. La question de la manière dont nous présentons quelque chose, la forme esthétique, est très importante pour nous. Donc plus que d’écrire un livre, ce qui est très précieux, mais qui n’est justement qu’une partie. Comment parler aux fans de football, par exemple ? C’est une question esthétique. Comment atteindre la société et lui ramener le savoir qui vit en fait dans l’expérience de la société elle-même ? Vous voyez, ce sont vraiment les aspects métaphysiques qui atteignent les gens.

Ce sont toujours ces deux aspects que nous devons changer : d‘une part, comment faisons-nous de la recherche, comment recherchons-nous le savoir, et d’autre part, comment le représentons-nous ? Une méthode est par exemple le « storytelling », utilisé par la Jineolojî au Rojava, entre autres avec des enfants. Au Moyen-Orient et dans d’autres parties du monde, il existe encore cette tradition qui consiste à transmettre un savoir important par le biais de chansons, d’histoires, de récits et d’histoires orales. Il y a une force incroyable dans ces histoires. C’est la force de transmettre des rapports complexes à travers des histoires simples et de rendre visibles des vérités profondes. Cette méthode est redécouverte même dans le domaine académique, où l’on constate que le savoir peut être mieux transmis par des histoires que par la rédaction académique. C’est une méthode très puissante pour transmettre des connaissances et créer des relations entre les personnes afin d’obtenir des changements de comportement et de créer une compréhension pour des objectifs plus larges. Cela est possible parce que la personne entière est impliquée et pas seulement des éléments isolés. Le cœur et l’esprit sont compris et transmis dans une totalité.

Il en existe de nombreux bons exemples en Amérique latine, par exemple le « Théâtre des opprimés ». Mais c’est une question ouverte à chacune d’entre nous : partager des exemples, nous ouvrir nous-mêmes à ce type de méthodes et toujours garder à l’esprit que le travail n’est pas terminé, même si la recherche a peut-être été achevée. Il reste toujours la question de ce que nous faisons de la connaissance, comment nous la présentons et comment elle peut avoir un impact. De même, comment le savoir est utilisé. Le travail n’est donc pas terminé si ces questions restent sans réponse. En Europe, le problème est que l’on fait beaucoup de recherches, mais que l’on ne trouve pas de bonne méthode pour utiliser et présenter les connaissances.

Nous pouvons également acquérir des connaissances en intervenant concrètement dans des lieux, par exemple dans des lieux d’exploitation et de destruction de la nature. Il existe un apprentissage dans des lieux particuliers, par le biais d’expériences personnelles, en tenant compte du fait que certaines connaissances ne peuvent pas être transmises par des mots. Au fond, la « recherche-action » est une méthode de ce type. Pendant que tu fais de la recherche, tu changes quelque chose, peut-être dans ton quartier. Tu passes à l’action pour changer quelque chose, mais cela fait à nouveau partie de la suite de ta recherche. Cela se déroule en plusieurs boucles, dans lesquelles, pendant que tu continues à chercher, tu changes déjà la réalité. Du fait que tu es toi-même concernée, tu dis : « Il faut que je change quelque chose ». Tu fais des recherches, tu passes à l’action, tu continues à faire des recherches et tu continues à passer à l’action… c’est par exemple comme ça que les premières maison d’accueil pour femmes ont été créées.

Changer les formes de présentation et trouver de bonnes méthodes pour cela, c’est l’un des processus pour continuer à développer la Jineolojî.

Comité de Jinéolojî Allemagne et Comité de Jinéolojî Europe

(1) Maria Mies 1998 : Patriarchy Accumulation on a World Scale, 211.212.

(2) Depuis 2018, il y a aussi à nouveau des universités d’été féministes, qui reprennent la tradition des universités d’été des années 1970/80 ; initiées par le nouveau Digitale Deutsche Frauenarchiv (DDF) et le Dachverband deutschsprachiger Lesben- und Frauenarchive, -bibliotheken und dokumentationsstellen (i.d.a).

Article original : https://jineoloji.org/de/2021/05/29/vortrag-methoden-und-methodologien-der-jineoloji/#sdfootnote1sym

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