Hevjiyana azad – Covivance Libre

Hevjiyana azad  [covivance libre / coexistence libre / vie libre ensemble]1

Définition

Il est impossible de penser et de résoudre les conflits sociaux sans poser la question des relations entre les femmes et les hommes. Ces relations se trouvent en effet au fondement même de tous les problèmes sociaux. Le mariage est imposé aux femmes et représente une institution propre à l’espèce humaine qui forge et maintient, dans les sociétés hiérarchisées, le patriarcat. Il fonde des formes de dépendance et d‘asservissement qu’on ne retrouve dans aucune autre espèce vivante. Tous les rapports d’oppressions sociales, nationales ou de classes sont construits sur cette base et les conflits et les guerres y puisent leur origine. L’asservissement des femmes est la réalité la plus déformée et dissimulée par le capitalisme, stade ultime de l’histoire des civilisations. Assimilées au Diable dans les sociétés dites civilisées, les femmes sont pour la sociologie moderne les travailleuses domestiques non payées, les mères donnant naissance aux enfants et les personnalités les plus obéissantes de l’ordre social.

Le premier champ d’investigation de la sociologie aurait dû porter sur l’analyse de tous les aspects de l’asservissement millénaire des femmes, opéré par la main et l’esprit tyrannique et colonial de l’homme. L’asservissement et l’exploitation des femmes constitue le modèle de toutes les formes d’oppression et la lutte pour la libération des femmes doit donc constituer le socle de toutes les luttes sociales. Les difficultés rencontrées par les luttes pour la libération et l’égalité, menées au cours de l’histoire des civilisations et de la modernité capitaliste sans avoir pu s’ancrer et triompher, s’expliquent à la fois par un défaut de compréhension des institutions, des logiques et des mentalités qui structurent et donnent corps à l’asservissement des femmes ; et par la non reconnaissance de cette réalité comme base de toutes les luttes. Le ver est dans le fruit. Lorsque les fondations ne sont pas justes et solides, l’édifice à construire ne peut que s’effondrer à la moindre secousse. L’histoire et notre réalité actuelle sont riches de ces exemples.

Ainsi, tout effort de résolution des conflits sociaux doit passer par une réflexion sur le statut des femmes et se fonder sur leurs luttes et expériences. Celles-ci doivent constituer la base à la fois des méthodes de recherche et des entreprises scientifiques, morales et esthétiques. Une méthode de recherche détachée de la réalité sociale des femmes et d’une lutte pour la liberté et l’égalité ne mettant pas au centre de ses préoccupations la libération des femmes ne peut permettre d’atteindre la vérité et ne peut garantir l’égalité et la liberté.

Il est primordial de définir la femme et d’identifier son rôle social, afin de mener une vie qui ait du sens. Cette assertion n’est pas faite du point de vue des spécificités biologiques ou du statut social des femmes. Le concept important est celui de femme en tant qu’existence. C’est en définissant la femme que nous pourrons définir l’homme. Il serait erroné de partir d’une vision androcentrée [centrée sur l’homme] pour définir les femmes et la vie. L’existence naturelle des femmes est un point plus central, même d’un point de vue biologique. La dévalorisation et l’effacement du statut des femmes par la société patriarcale ne doit cependant pas nous empêcher de penser leur réalité. La nature de la vie est davantage liée aux femmes. L’exclusion des femmes de la vie sociale ne contredit pas cette vérité ; à l’inverse, elle la confirme. Les hommes avec leur force tyrannique et destructrice attaquent en fait, en la personne des femmes, la vie. La destruction et l’adversité des hommes à l’encontre au vivant sont étroitement liées à leur position sociale de dominant.

Nous pouvons universaliser notre propos en nous appuyant sur la relation énergie-matière. Si nous considérons la matière comme la forme constituée de l’énergie, cette dernière est alors plus authentique. La matière renferme et canalise l’énergie en lui donnant corps mais l’enferme par la même occasion et freine sa fluidité. Toutes les formes matérielles sont composées de différentes énergies qui déterminent la diversité des formes et structures matérielles. L’énergie qui constitue les femmes est différente de celle des hommes. La charge énergétique du féminin est à la fois différente et plus importante. C’est la forme féminine qui ouvre la voie à la diversité. Lorsque, dans la nature sociale, l’énergie masculine se transforme en mécanisme de domination sociale, les formes matérielles adoptent alors ses contours. Être un homme dominant dans la société revient à incarner la forme de la domination et l’énergie qu’elle véhicule est une énergie presque figée, donc fortement matérialisée. Il existe peu d’énergie non incarnée [qui ne prend pas forme] mais celle des femmes est peu matérialisée. Elle conserve sa fluidité et sa puissance de vie si elle n’est pas emprisonnée par la matière masculine. L’intelligence, l’habilité à donner du sens, la beauté et la poésie des femmes qui n’ont pas été figées sont liées à la force de l’énergie féminine. Pour comprendre cette réalité, il faut développer notre connaissance des êtres vivants de manière approfondie.

L’évolution du vivant ayant abouti à l’espèce humaine peut et doit être définie, d’où la nécessité de se questionner sur le but de l’existence. Pourquoi vivons-nous ? Pourquoi nous protégeons-nous, nous nourrissons-nous et nous reproduisons-nous ? La réponse « pour vivre » n’est pas suffisante pour comprendre les motifs de ces actions humaines. L’évolution et le développement des niveaux de pensée sous forme d’énergie incarnée et en tant que phénomène de la perception nous apporte quelques réponses. La longue évolution de l’univers ayant abouti à l’apparition de l’espèce humaine témoigne d’une force d’entendement en constante mutation, comme si les vérités universelles dissimulées ou potentielles aspiraient à être dévoilées ou rendues intelligibles. Le besoin de comprendre et d’être compris est le moteur essentiel de l’évolution. Les questions à venir doivent porter sur cette nécessité de comprendre et d’être compris. Mais quelle est cette chose à comprendre ? Un hadith2 dit : « Dieu a dit : j’étais un mystère et j’ai inventé l’univers pour être résolu [être connu et compris] »» pourrait constituer un début de réponse mais elle n’est pas suffisante. Le désir d’être compris ne suffit pas à expliquer le sens de l’existence mais aide à en dévoiler quelque peu le mystère.

La « phénoménologie de l’esprit » de Hegel est assez similaire. Chez Hegel, l’univers est ce qu’il est par l’esprit conscient (geist). L’univers, à travers l’esprit conscient, se fait connaître en passant par des phases physiques, biologiques et sociales et surtout grâce au savoir le plus approprié, la philosophie. Ces affirmations ont une part importante de vérité qui place le but de la vie au même niveau que le sens. La notion de « théorie » dans la philosophie grecque est similaire. En définitive, le « sens » est la déification de l’être social. La question importante est la suivante : La déification ou la force de signification qu’elle implique peut-elle exprimer ou représenter le sens de l’univers dans sa totalité ? Le sens le plus élevé de la socialisation humaine (qu’Hegel nomme l’esprit conscient) peut-il être perçu comme similaire au sens de l’univers ? La société elle-même n’est pourtant pas une réalité sans failles, est-ce que cela lui fait néanmoins perdre du sens ?

Nous ne pouvons répondre à toutes ces questions, simples humains pris à l’intérieur de nos limites sociales que nous sommes. Ne pouvant nous prétendre au-dessus de la société, nous pouvons seulement poser des questions. Mais nous avons de la chance car cette aptitude à poser des questions constitue en soi la moitié de la compréhension et du sens donné, c’est-à-dire ce qui nous guide vers la connaissance (le savoir absolu). Nous pouvons néanmoins nous satisfaire d’avoir compris l’importance pour nous d’atteindre un niveau de compréhension qui se rapprocherait le plus possible du but de la vie. Nous pouvons affirmer avoir été en mesure d’essayer de résoudre les questions fondamentales afin de mener une vie faisant sens, ou du moins d’avoir proposé des réponses afin de construire ce modèle de société tant désiré, qui soit juste, beau et authentique.

Une pareille conception philosophique nous pousse à souligner l’importance de développer, dans toute leur justesse et leur beauté, des liens entre les concepts de femme et de vie qui fassent sens. Il est alors impossible d’affirmer que le but de l’existence des femmes soit l’enfantement. La reproduction est une caractéristique fondamentale à tout être vivant, même aux organismes unicellulaires, dont c’est sans doute la seule finalité. Mais l’histoire de l’évolution universelle nous montre que la multiplication cellulaire en deux puis en milliards de cellules n’est pas la finalité de la vie mais un processus de division et de différenciation constante. La finalité de l’existence ne réside donc pas tant dans la multiplication que dans le changement et la transformation [mutation]. La reproduction est un processus nécessaire pour l’existence mais ne suffit pas pour en saisir le sens. Autrement dit, une vie axée exclusivement sur le souci de reproduction est à la fois incomplète et inachevée, comme l’est celle des organismes unicellulaires. Réduire le statut des femmes à la reproduction n’est donc pas seulement une absurdité mais un leurre et un appauvrissement. Étant bien évidemment impossible de nous reproduire comme des amibes, placer au centre de la vie la reproduction n’aurait pas de sens ; ce serait passer à côté de la portée fabuleuse de l’évolution des êtres vivants. La technologie moderne nous permet de surmonter toute éventualité de sous-population sur la planète et, nous assistons au contraire, à une explosion démographique qui apporte d’énormes problèmes. Comme il l’a été prouvé avec les organismes unicellulaires, la vitesse de multiplication étant liée au stade antérieur et primaire, toute multiplication est une mort. On retrouve cette dimension de mort chez différentes espèces du monde. Tout être vivant mortel pense pouvoir subsister par la reproduction mais c’est un leurre. Assurer sa continuité en créant une copie de soi-même afin de satisfaire un besoin de sécurité et espérer atteindre une forme d’éternité peut constituer une démarche apaisante mais ne peut pas assurer l’authenticité et la vérité de l’existence.

En somme, une philosophie de vie focalisée sur la simple reproduction des femmes n’a pas de sens. C’est dans les sociétés de classes fondées sur l’héritage, le patrimoine, le pouvoir, et l’asservissement des femmes que leur statut est lié à la reproduction. Pourtant une femme ayant beaucoup d’enfants, est une femme à l’espérance de vie moins longue. Une vie ayant véritablement du sens n’est possible que si les femmes font peu d’enfants, voire pas du tout en cas de surpopulation. La démographie peut être conçue comme une stratégie d’auto-défense pour les peuples opprimés n’ayant pu s’organiser en tant que groupes politiques et conscientisés. C’est une stratégie d’existence et d’affirmation face à des entreprises d’extermination. Mais cette forme d’auto-défense ne donne pas la chance à ces peuples de mener une vie libre. Il est donc impossible de mener une existence digne dans ces sociétés en associant la beauté et l’esthétique à la fonction reproductrice des femmes. Les différentes sociétés dans le monde nous le montrent : il n’y a pas de lien exclusif entre les femmes et la nécessité de prendre soin et de maintenir la vie, car cela est propre à chaque être vivant. Aussi, débattre sur une existence sans femmes ou sans hommes n’aurait aucun sens. Dans toutes les formes de vie, solitaires ou collectives, il existe une dimension féminine et masculine. Le problème n’est donc pas la covivance [coexistence] de ces deux pôles mais le sens que les sociétés leur donnent.

Les formes de vie des sociétés humaines, caractérisées par la domination de l’humain et de la nature, ne sont pas celles des espèces vivantes sur la planète. Chercher à édifier une nation puissante ne peut déboucher que sur la mise à mort de la planète comme on le voit avec l’avènement des États-nations. Cette déviance est directement liée à la société patriarcale. L’homme dominant rend la vie des femmes insupportable et conduit à la destruction de notre monde. Cette situation n’est pas liée à une quelconque évolution ou différence biologique mais à un pouvoir hégémonique ; il est donc nécessaire que les femmes comme les hommes se libèrent de ce pouvoir hégémonique. Les femmes ont passé leur existence, et ce depuis des millions d’années, sous le joug de l’oppression patriarcale à perpétuer l’espèce humaine, mais dans le modèle actuel de la modernité capitaliste cette natalité est devenue de manière ironique synonyme de fin de la vie.

Le statut attribué aux femmes dans la conception de la vie est en train de mener à la fin même de la vie :

  1. Nous avons atteint une phase où la population humaine représente un danger pour les autres espèces vivantes. Une vie où les femmes sont réduites à un statut de reproductrices ne menace que davantage la nature et l’écologie.

  2. De ce modèle découle une violence sans limite dans et entre les sociétés, notamment visible par le niveau de militarisation.

  3. La sexualité des femmes est devenue un prétexte pour harceler, exploiter et dominer. La vie a été vidée de son sens et limitée de façon dérisoire et vaine à une reproduction fondée sur le sexe.

  4. Les femmes ont été effacées de la société. Elles ont été transformées en machine à enfanter, en objet sexuel et en main-d’œuvre qui ne coute rien, à un point où on ne lui donne aucune autre signification.

  5. Les femmes sont victimes d’un génocide culturel. À travers leur statut de génitrices et leur sexualité, elles sont devenues une armée de travailleuses non-rémunérées ou bon marché. Elles ont été dépossédées de la possibilité de s’exprimer et de se défendre d’un point de vue physique, psychique et moral.

  6. Une société emprisonnant les femmes entre les griffes d’une pareille existence, n’est rien d’autre qu’une société malade. Le sens d’une société se lit à la valeur donnée aux femmes.

Ces quelques éléments pourraient être complétés mais illustrent le besoin clair et urgent d’un changement radical afin de parvenir à une covivance libre. Celle-ci restera impossible à atteindre si l’on accepte moralement que les femmes soient réduites à un statut d’objet, sans possibilité de se défendre. L’asservissement commence par l’abolition de toute morale. Les autorités hégémoniques sont donc immorales, et la masculinité hégémonique ne peut exister que grâce à l’abolition de la morale sociale. Étant donné qu’une vie sans femmes est impossible, il faut faire de la libération de celles-ci une condition indispensable pour la libération de la vie. Aussi, d’un autre côté, même s’il serait possible d’envisager une vie sans hommes, cela reviendrait aussi à une forme d’asservissement, autant pour les femmes que pour la société dans son ensemble. Dans le monde mental et ses relations, la question des femmes devient encore plus importante. Tant qu’une mentalité qui réfute les préjugés péjoratifs à l’encontre des femmes ne sera pas établie, la covivance [la vie ensemble, la vie conjugale3] en général, et plus spécifiquement la covivance libre [la vie libre ensemble, l’union libre] ne sera pas possible. Il est dès lors possible de synthétiser de la manière suivante les idées qui serviront à établir une covivance libre :

  1. Nous avons besoin de développer le concept d’une covivance écologique qui ne soit pas basée sur l’idée de reproduction et perpétuation de l’espèce mais qui soit conforme à l’idéal universel de l’humanité et prenant en compte l’existence des autres espèces sur la planète. Le niveau dans lequel se trouve la société mondiale nous impose de reconsidérer la vie autour des femmes et de la liberté. Le socialisme progressiste (et non rétrograde) repose sur la nécessité d’atteindre un niveau de vie et de liberté totale avec les femmes.

  2. Il faut lutter contre le pouvoir hégémonique de l’homme dominant, ses mentalités et ses institutions, en garantissant le succès d’une lutte mentale et institutionnelle au niveau des conjoints. Sans cela nous ne pourrons réaliser la covivance libre.

  3. Il ne faut jamais considérer la vie des femmes, de manière sexiste, comme la simple continuité de la reproduction sexuelle. Il faut mettre un terme aux mécanismes et représentations sociales sexistes établies de manière effrayante par la civilisation et la modernité capitaliste si nous voulons mener une covivance libre, qui ne sera pas possible tant que nous n’aurons pas éliminé la misogynie à tous les niveaux intellectuels et institutionnels. Les paradigmes et structures dans lesquels les femmes sont considérées comme des marchandises et des objets sexuels sont immoraux et représentent un mode de vie hideux et erroné. Il n’existe aucun autre fait social qui puisse illustrer davantage le mépris et l’avilissement porté à l’encontre des femmes ou même des hommes.

  4. Une covivance libre n’est possible que par le rejet des rapports de propriété (privée), la victoire sur le sexisme dans toute ses dimensions et la garantie de l’égalité sociale (conçue sur la base de la différence).

  5. Les femmes ne doivent plus être considérées comme un relai assurant la continuité de l’espèce, une main d’œuvre bon marché ou gratuite. Elles doivent pouvoir être considérées comme des sujets et non des objets dans toutes leurs dimensions.

  6. La société ne peut atteindre une covivance libre, une vie livre et égalitaire sans l’accomplissement de toutes ces conditions.

  7. Les femmes et les hommes pourront développer une covivance libre avec des valeurs structurelles et intellectuelles dans des conditions sociales positives.

Il faut bien savoir que la civilisation et la modernité hégémonique subsistent au détriment et déni de la covivance libre. L’amour tel qu’il est souvent compris par la société repose sur un rapport de force déséquilibré d’un point de vue structurel et intellectuel entre les hommes et les femmes. Il ne peut être considéré comme de l’amour. L’amour ne peut exister sous la forme du mariage (ou du couple) qui reproduit les relations d’asservissement d’une société elle-même esclave, vidée de son énergie créatrice. Les effets destructeurs du pouvoir hégémonique moderne sont justement perceptibles là où la covivance libre est rendue impossible. La vie, pourtant considérée comme un miracle par l’humanité, perd alors toute dimension prodigieuse et se transforme, particulièrement pour les femmes, en un enfer conduisant au suicide. Il faut bien retenir que la vie de couple est une construction sociale. Elle n’a pas lieu entre des mâles et des femelles mais entre des hommes et des femmes socialement construits. Il faut également comprendre que cette construction hégémonique dessert et invalide les deux sexes et que leurs relations sont fondées sur un rapport de pouvoir. L’amour ne peut exister dans une relation hégémonique. L’amour doit reposer sur des fondements, et les partenaires doivent pouvoir disposer de manière égalitaire de leur libre arbitre.

À cause de l’idéologie hégémonique de la civilisation et de la modernité, et des institutions qui la légitiment, nous vivons un paradoxe constant en ce qui concerne les sentiments amoureux. On parle beaucoup d’amour sans pour autant le réaliser. La littérature mondiale est tragiquement représentative de ce sentiment irréalisable ; comme les épopées qui racontent comment des femmes furent à l’origine de guerres et toutes les formes artistiques témoignent d’un amour impossible. Nous pouvons considérer les textes religieux comme les œuvres d’art les plus anciennes, mettant en scène un amour asymétrique et des désirs non réciproques éprouvés envers une divinité. La sacralisation du couple dans les systèmes civilisés en tant que « vie privée » fétichisée est une des preuves les plus manifestes de l’inversion et déformation de l’authenticité sociale. Il est plus conforme à la nature des sociétés de considérer le privé comme le public et le public comme le privé. Le caractère de chaque relation de covivance [relation interpersonnelle] a, en réalité, un effet sur toutes les relations sociales et universelles. L’hypocrisie la plus manifeste de la civilisation est de considérer cette relation universelle comme une relation intime et privée entre deux individus. C’est l’une des raisons pour lesquelles la connaissance sociologique reste à ce point inutile et sans valeur. Les paroles de Socrate « marie-toi, tu seras heureux si tu as une bonne femme, et tu deviendras philosophe si elle ne l’est pas », et le dicton populaire « une femme peut te rendre vizir comme vile », sont liés à cette vérité sociale. La séparation entre le privé et le public est une des distorsions de la modernité qui n’a pas de sens dans la réalité sociale. Ce qui est juste est de rendre possible des formes de relations fondamentales et déterminantes.

Le premier pas à faire au nom de la vie devrait être celui de la covivance libre. Aucun champ de l’existence n’a de caractère aussi fondateur et déterminant que celui de la covivance libre. L’économie et l’État sont considérés comme des relations fondamentales qui sont une des obsessions de la sociologie de la modernité, alors qu’ils devraient être les outils la covivance libre. Cette dernière ne peut et ne doit pas être au service de l’économie et de l’État. A l’inverse, c’est l’économie et de l’État qui, avec la religion, devraient servir la covivance libre.

La covivance libre, définie telle quelle, devrait donc se constituer en champ d’investigation scientifique. Le fait que ce champ soit toujours présent dans la genèse des mythologies antiques, bien que considérées comme primaires, n’est pas dû au hasard mais renvoie au contraire à la vérité sociale. La covivance libre, et particulièrement une science autour des femmes, sera le premier pas vers une sociologie correcte. Ce pas scientifique ne doit pas uniquement concerner la sociologie mais tous les domaines artistiques et philosophiques, ainsi que la morale et la religion, bien sûr, en tant que branches de la philosophie.

En conclusion, la défaite des forces hégémoniques coloniales et d’exploitation à notre époque, ne sera possible qu’avec l’instauration de la covivance libre. La relation femme – homme n’a jamais été tant vidée de sa substance et n’a jamais atteint un tel manque de signification que dans les conditions actuelles, devenant une relation absolument intenable. Celles et ceux qui ne fondent pas leur révolution à partir de l’analyse de cette situation chaotique ne feront que perpétuer ce chaos. Seules les personnes qui considéreront ce domaine d’un point de vue scientifique, artistique et philosophique et qui élaboreront des analyses personnelles et collectives pourront entamer le pas vers une covivance libre. Ces efforts ne seront pas, comme souvent ils sont perçus, une avancée individuelle de deux personnes, mais un pas universel vers la réalisation d’une société socialiste et démocratique.

Être socialiste signifie avant tout développer des relations sociales libres. Il faut développer un mode de vie qui s’inspire de celui des périodes ancestrales, du début des mythologies et religions, fondés sur des principes clairs. La covivance libre ne peut être socialiste que si elle dépasse les modes de vie domestiques humains des systèmes civilisationnels et de la modernité capitaliste. Il n’existe aucun lien entre la vie commune et la sexualité banalisée par le système, les enjeux familiaux, l’obsession de la reproduction et les expressions telles que « unis par les liens du mariage ». Et, surtout, la vie commune n’a rien à voir avec les rapports sexuels, qui sont devenus une maladie chronique. En effet, les rapports sexuels quotidiens n’existent chez aucune autre espèce vivante. La sexualité non cyclique des humains, à l’inverse des autres espèces vivantes, montre que celle-ci est socialement construite. Le désir sexuel exacerbé et la sexualité sans limites sont liés à la construction sociale et au pouvoir hégémonique. Le sexisme à l’encontre des femmes n’est autre que la domination en action. Il ne rend pas heureux et n’apporte pas de réconfort, mais il est au contraire source de maladie, de tristesse et de mort prématurée. Aucun métabolisme masculin ou féminin n’est en mesure de se conformer aux canons sexuels de ce système. Les publicités sexistes du capitalisme mettant en scène des femmes sont non seulement liées à l’hégémonie idéologique mais également à la mise en pratique d’une pure logique de profit. Aucune relation n’a dès lors la force de porter le sexisme irriguant la société. Être anticapitaliste ne peut donc se faire qu’à la condition de dépasser et refuser tout mode de vie sexiste.

Les relations de covivance ne pourront donner naissance à une société réellement socialiste qu’en s’élevant à un niveau certain de réflexion scientifique, artistique et philosophique, se dotant de principes et en les mettant en pratique. Sans ces relations, il est impossible d’atteindre le socialisme ou ces relations ne seront que biaisées. Penser une covivance libre et socialiste entre seulement deux personnes est une erreur, c’est bien évidemment une possibilité mais non une fin en soi. Une covivance libre est une forme de coexistence profonde (essentielle), libérée de tout antagonisme (dualité d’opposition), pourvue d’un sens fort et vécue de manière concrète, esthétique et morale.

Ce n’est que lorsque les femmes et les hommes sont connectés à une vie socialiste, que lorsque la vie libre est pratiquée de manière universelle et collective qu’ils peuvent mener, s’ils ont de la chance, une vie personnelle correcte et belle. Cette réalité est observable dans l’histoire de tous les grands mouvements sociaux. Il est important de ne pas confondre la vie privée avec les jeux du mariage [du couple] et encore moins avec les échanges encore plus négatifs qui peuvent exister en dehors du mariage. Tout le potentiel social collectif et universel est enfoui dans l’existence individuelle, mais dans la sphère privée domestique et familiale de la civilisation et de la modernité capitaliste, la collectivité et l’universalité sont complètement niées. Il est impossible de mener une vie personnelle libre et socialiste sans cette distinction. Dans le cadre de relations socialistes, les hommes et, surtout, les femmes qui développent leur potentiel sur des bases scientifiques, esthétiques, morales et philosophiques deviennent une grande force qui fascinent. Ces personnalités ne connaissent pas de défaite dans leur vie sociale et, au contraire, sont capables, grâce à leur existence, de construire une vie libre dans la société. En tant qu’individus partenaires qui se protègent et se respectent, leurs relations sont dépourvues de la jalousie, des caprices, de l’insatisfaction ou de l’usure qui sont symptomatiques du système. Leurs relations n’étant pas fondées sur des rapports de propriété, ils n’ont pas d’ambitions juridiques (comme c’est le cas dans le droit bourgeois). Le sens fort qu’elles inspirent fait que chaque personne puisse se réaliser dans le collectif et que le collectif puisse se réaliser dans une seule personne.

C’est grâce à des personnalités comme cela que les mouvements sociaux historiques ont gagné du sens et ont pu être victorieux. Ces personnalités doivent être reconnues et sans cesse commémorées comme de véritables personnalités socialistes. Pour le développement d’une société socialiste et la réalisation de la théorie de la covivance libre, il existe des expériences historiques qu’il est important de connaître. Le christianisme, à travers les principes de ses cadres, les moines et les nonnes, a joué un rôle important dans le développement de la civilisation occidentale, en limitant les pratiques sexistes dans la société. Le spirituel, en canalisant les élans sexuels, a joué un rôle important dans le développement de la mentalité sociale, mais n’a pu déboucher sur une dialectique menant à la covivance libre, faisant, à l’inverse, exploser en réaction le sexisme dans la société. La monogamie moderne fondée sur la propriété s’est posée en contre-modèle face à la culture ecclésiastique, constituant ainsi deux pôles opposés prétendant surmonter le sexisme dans la société. Ces deux modèles sont finalement tombés dans une impasse qui est à l’origine de la crise de la culture sexiste actuelle en Occident.

L’Islam n’a pas non plus trouvé de solution. A l’inverse du modèle chrétien fondé sur le célibat, l’Islam a encouragé la satisfaction sexuelle ainsi que la polygamie et le modèle du harem, qui est une forme de maison close privée. Le recul de l’Orient face à l’Occident est lié de près à cette pratique sexiste. C’est le contrôle du sexisme [des relations sexuelles] par le christianisme qui a ouvert la voie à la modernité, mais l’excès de sexisme [relations sexuelles] dans l’Islam, a mené les sociétés en deçà de ce qu’elles étaient avant et signé leur chute face à la modernité occidentale. Le rôle du sexisme a été déterminant dans la ruine des femmes et des hommes d’Orient face aux femmes et aux hommes d’Occident. C’est la raison pour laquelle les sociétés occidentales et orientales sont devenues si différentes les unes des autres, et il est important de s’attarder sur ce sujet. La conception de la sexualité dans l’Islam a finalement asservi les femmes et institutionnalisé l’autorité masculine avec des conséquences plus négatives que dans les civilisations occidentales.

Pour le développement d’une covivance libre, il y a des considérations importantes que les femmes et les hommes doivent prendre en compte. Pour les femmes qui ont la chance de pouvoir ou de vouloir développer cette covivance libre :

  1. Quand une femme tente de partager sa sexualité avec un homme, elle doit prendre conscience que cela va bien au-delà de la simple satisfaction biologique. Elle doit avant tout savoir que cela revient à dormir dans la cage d’un tigre, et qu’elle se retrouvera face aux griffes féroces de la domination. Selon l’appétit et le niveau d’enfermement de ce tigre, il pourra utiliser ces griffes de manière plus ou moins mortelle. Les femmes doivent bien comprendre qu’une fois entrées dans la cage des relations de couple classiques, elles ne pourront pas facilement en sortir saines et indemnes. Elles en payeront le prix avec leur corps et leur vie ou deviendront des tigresses à la merci de l’homme. La tigresse représente la femme qui s’est rendue à l’homme et que la résignation a enlaidi. La perte de la virginité féminine, vécue par les hommes avec fierté comme « le jour de la rupture », n’a rien à voir avec une question anatomique mais reflète uniquement une relation de dominant-dominée. Le fait « d’endommager », de « rompre » la virginité symbolise le début d’une vie d’esclave pour les femmes. Cette relation ouvre la voie au sentiment de maître (dompteur) comme une démonstration de virilité. Cette méthode est ensuite aussi appliquée sur les jeunes hommes et l’esclavage s’applique alors aux deux sexes. Le fait que les femmes ne soient pas à la recherche de l’acte sexuel avec la même intensité que les hommes reflète cette institution esclavagiste. L’absence de limites dans les actes sexuels créée par la modernité capitaliste est le moyen d’asservissement le plus généralement imposé, ouvrant la voie au pouvoir et à l’exploitation sans limites. Le fait que de nombreuses religions appréhendent ces relations avec suspicion est lié à la laideur dans laquelle elles peuvent plonger les individus, en les éloignant du chemin de la vérité.

  1. Une femme qui ne souhaite pas construire de relation de couple avec un homme ne doit, par contre, jamais oublier que toutes les sphères sociales sont des sphères de la domination masculine à la mentalité de tigre, prêt à bondir à tout moment sur sa proie, Il est donc important qu’elle adapte sa façon d’agir en étant consciente de cette réalité. Les hommes montreront leurs griffes à toute occasion en surmontant un à un les obstacles sociaux pour atteindre les femmes. Ils voudront traquer les femmes sans aucun égard pour les normes morales et ni le droit ni la religion ne pourront les en empêcher. Les femmes doivent investir les espaces sociaux, surtout isolés, averties de cette réalité et ne pas les investir sans avoir développé préalablement leurs forces d’autodéfense.

  1. Elles ne doivent pas oublier que l’objectif principal de la modernité capitaliste réside dans l’esclavage moderne des femmes, à travers les moyens les plus autoritaires – reflétant le pouvoir de l’argent et de la domination -, mais également par des moyens plus discrets, comme le pouvoir de l’art et la littérature par exemple. Le patriarcat, par l’intermédiaire de la modernité, de l’argent, des pratiques d’autorités ou des promesses d’amour [romantique] sans limite mène une attaque bien plus supérieure aux femmes que par le passé. Espérer mener en tant que femme une existence libre et égale face à la force dangereuse de l’argent et du pouvoir de l’homme dominant est une illusion qui n’a pas de sens. Malgré tous leurs efforts et leur sincérité pour mener une telle existence, les femmes ne pourront qu’être frustrées et déçues face aux hommes [la masculinité] que construit la modernité. Ainsi donc, toutes les routes mènent à l’asservissement moderne des femmes.

  1. Si une femme est déterminée à vivre libre, malgré cet ordre social sexiste, elle devra choisir entre la difficulté de vivre seule ou bien la vie militante de la lutte socialiste qui lui permettra de surmonter toutes les difficultés. La solitude s’applique aux situations marginales. La vie socialiste, en revanche, implique une vie de déesse, semblable à celle des cultures ancestrales. Il ne faut pas oublier que l’une des particularités des déesses était de ne pas se marier et l’histoire nous a montré que c’est quand l’homme est devenu un dieu qu’il a systématiquement jeté dans l’ombre les divinités féminines. Il ne reste aux femmes que la figure de l’ange qui illustre davantage l’image d’une femme affaiblie et dépourvue de sa puissance. Dans la société, à part peut-être un rôle d’ambassadrice, il ne lui reste presque plus rien. Des figures mythologiques comme Inanna ou Aphrodite symbolisent cependant une autre figure féminine : celle de la femme n’ayant pas perdu ses attributs de beauté, son attrait sexuel et sa force physique. Si la quête d’un élément conjoint est celle de la figure féminine incarnée par la déesse de l’amour Inanna-Aphrodite, elle cherchera celui avec qui elle pourra partager une covivance libre. Mais il faut bien comprendre qu’une quête de ce genre ne peut être menée qu’avec un demi-dieu telle que la figure de Prométhée. Dans l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, nous ne pouvons représenter cet homme dans nos esprits que comme une figure guerrière extraordinaire. Ces figures ne pourront pas se réaliser elles-mêmes sans vaincre les dieux démasqués et déjouer les forces terrifiantes de la modernité capitaliste. C’est difficile de nous les représenter, mais c’est possible. Être socialiste signifie alors l’incarnation des figures de Inanna-Aphrodite et de Prométhée.

Voici ce que les hommes lancés dans une quête pour une covivance libre doivent prendre en compte :

  1. Les hommes doivent savoir que les femmes qu’ils ont en face d’eux sont exploitées depuis plus de 5000 ans dans le modèle civilisationnel et depuis 500 ans dans l’hégémonie capitaliste. Face aux hommes devenus tigres, les femmes n’ont souvent pas eu d’autres solutions que de devenir des tigresses et toutes leurs stratégies de survie ont été élaborées sur cette base. Si on prend la situation à l’inverse, nous verrons qu’elles sont aussi devenues les détentrices de leur propre cage, dans laquelle elles essayeront aussi d’attirer leurs compagnons. Un homme qui est à la recherche d’une covivance libre devra comprendre qu’il est presque aussi difficile pour les femmes de renoncer à de telles stratégies et tactiques que de se libérer de l’asservissement. Un homme socialiste en quête d’une covivance libre doit avant tout lutter contre cela et s’il n’arrive pas à s’en dégager alors il ne pourra pas faire le pas vers la lutte pour une société socialiste.

  1. Les hommes doivent être bien conscients qu’ils sont tous aussi victimes que les femmes de l’institution esclavagiste qu’est le mariage [ou la vie de couple]. Il leur faut donc lutter sans cesse pour mener une vie socialiste au sein de leur foyer afin de dépasser les effets négatifs de cette institution. Une vie menée avec une femme asservie est une vie biaisée qui ne peut mener qu’à l’asservissement. L’homme doit parvenir à dépasser le modèle culturel de la maison close privée pour se diriger vers la culture de la covivance libre.

  1. Il faudra qu’il se batte contre ses pulsions et en sorte victorieux face à la culture sexiste alléchante de la modernité capitaliste et qu’il comprenne que les stratégies et tactiques qu’elle a développé pour obtenir l’abdication des hommes sont aussi dégradantes que l’asservissement des femmes. Il ne faut pas oublier qu’au sein de la modernité capitaliste, les hommes sont à la fois biologiquement masculinisés à outrance ou, au contraire, réduits par toute leur culture sociale à être considérés comme des « femmelettes » (des femmes asservies). D’un côté, l’homme biologiquement et profondément sexiste devient un tigre, d’un autre côté, de par la culture de l’asservissement, il devient un chat. Il est impossible d’être socialiste ou de mener une lutte pour une société socialiste sans abolir cette forme de masculinité imposée par la modernité.

  1. Malgré tous ces aspects négatifs, pour atteindre une covivance libre, il faut donc mener une lutte pour la femme libre autant que pour l’homme libre. Pour qu’un homme soit libre, il faut qu’il dépasse la personnalité de l’homme dominant qui l’asservit. Il faut atteindre les degrés de sagesse encore en vigueur dans notre réalité sociale. Comme l’affirmation : « on ne naît pas homme, on le devient », on peut naître comme un homme issu de la civilisation, mais devenir un homme libre. La figure masculine de Prométhée ne peut se concrétiser à notre époque qu’avec la science, la philosophie et l’art de la modernité démocratique. Il faut bien comprendre que la mythologie, la religion, la philosophie, la science et lart servent l’existence, qu’il faut les moraliser et les esthétiser, car leur but principal est de développer une camaraderie et un partenariat libre. Les mariages [ou formes de couples] actuels sont la continuité de la culture des dynasties hiérarchiques depuis presque 7000 ans. C’est cette culture qui est la base des valeurs de la société étatique, où le viol est la norme et où les rôles sont attribués aux femmes et aux hommes sur la base de l’honneur. L’impossibilité de l’amour, le nombre important de divorces et la dissolution des familles résultent de la culture du viol qui vise à asservir et dominer les individus. La société libre et socialiste ne peut exister qu’à travers des individus chargés collectivement de philosophie, de science, déthique et desthétique face à la culture du viol. Sur cette base, il est évident que la covivance libre va apporter beauté, justesse et bonté aux individus et à toute la société.

Nous ne pourrons gagner et partager la beauté et le miracle de la vie que détruit la modernité capitaliste qu’avec l’avènement de la covivance libre, sa personnalité socialiste et sa lutte sociale. Pour cela, nous devons, dès l’enfance, et plus particulièrement pour les jeunes filles, pouvoir être en mesure d’enseigner les mécanismes de la liberté dans les institutions de la modernité démocratique et l’inscrire à travers la lutte socialiste dans nos modes de vie.

(Traduction du Comité de Jineolojî d’Europe)

La covivance libre [vie en partenariat libre4] dans ‘Le modèle de la nation démocratique

Nous savons que tous les organismes vivants partagent trois fonctions principales : la nutrition, l’auto-préservation et la perpétuation de l’espèce. Ces fonctions fondamentales ont, chez l’être humain, atteint un niveau spécifique.

Une fois acquise la conscience du désir de vivre, il nous faut également comprendre que la procréation seule ne suffit pas à saisir le sens de la vie. La reproduction, loin de donner son sens à la vie, peut même détourner et affaiblir le pouvoir émergent de la conscience. La conscience de soi est une caractéristique incroyable au sein de l’univers, et ce n’est pas pour rien que l’être humain s’est auto-attribué des traits divins. Toutefois, la poursuite de la lignée de l’être humain conscient menace l’équilibre naturel, au détriment des autres êtres vivants, et met en danger le pouvoir de conscience de l’humanité. En résumé, l’être humain conscient ne peut avoir comme préoccupation principale la poursuite de sa propre lignée. S’il devait être avéré que l’univers a, pour la première fois, atteint avec l’être humain le plus haut niveau de connaissance de soi, il s’agirait là d’un phénomène captivant. Le véritable sens de la vie réside peut-être dans la compréhension de l’univers, ce qui, en retour, signifierait transcender le cycle de la vie et de la mort. Quelle plus grande source de passion et de joie pour l’humanité ?

La conséquence la plus importante de la guerre populaire et révolutionnaire menée par le PKK contre le chauvinisme masculin réside dans sa vision de l’analyse du phénomène de la femme et de sa libération comme seul élément à même de permettre la libération de la société. Il est regrettable que l’homme kurde ne définisse, à tort, son honneur qu’en termes de sa souveraineté absolue sur les femmes ; cette contradiction flagrante doit être résolue.

Pour construire une nation démocratique, nous devons accomplir le contraire de ce qui a été fait jusqu’à présent au nom de l’honneur. Il est ici question de transformer la masculinité kurde, un processus dans lequel je m’inclus également. Ce processus doit avoir pour objectif l’abandon de toute notion de propriété en lien avec les femmes. La femme doit s’appartenir à elle-même (xwebûn) et savoir qu’elle n’a pas de propriétaire autre qu’elle-même. Nous ne devons pas avoir envers les femmes des émotions de subordination, quelles qu’elles soient, y compris l’amour et l’amour aveugle. De même, les femmes doivent se garder d’être possédées et dépendantes. Il s’agit là de la condition première pour devenir une révolutionnaire et une militante. Celles et ceux qui traversent cette expérience avec succès seront à même de libérer leurs personnalités et, grâce à ces personnalités libérées, de construire la société nouvelle et la nation démocratique.

La libération de la femme est très importante dans le processus de formation d’une nation démocratique. La libération de la femme est la libération de la société et une société libérée forme une nation démocratique. J’ai évoqué l’importance révolutionnaire d’une inversion du rôle de l’homme. Ceci signifie qu’au lieu de voir en la femme un moyen de domination ou de perpétuation de sa lignée, il doit soutenir, par sa propre force, le processus de formation d’une nation démocratique, réunir la force organisationnelle et idéologique nécessaire à cet effet, et ainsi garantir la souveraineté de sa propre autorité politique ; en d’autres mots, il doit se produire lui-même idéologiquement et politiquement. Il doit privilégier l’émancipation intellectuelle et spirituelle à la reproduction physique. La modernité capitaliste est fondée sur la négation de l’amour. La négation de la société, l’individualisme incontrôlable, le sexisme omniprésent, la déification de l’argent, la substitution de l’État-nation à Dieu et la transformation des femmes en travailleuses non-salariées ou précaires renvoie également à la négation de la base matérielle de l’amour.

Il nous faut bien comprendre la nature féminine ; approcher la sexualité de la femme uniquement sur des critères d’attractivité biologique, et s’associer à elle sur cette base représente, dès le départ, la fin de l’amour. Tout comme nous ne qualifions pas d’amour le processus de reproduction des autres espèces biologiques, nous ne pouvons pas non plus employer le mot d’amour pour désigner les relations sexuelles biologiques entre des humains. Il s’agit là de l’activité reproductrice normale des êtres vivants, et il n’y a pas besoin d’être humain pour s’y livrer. Les personnes à la recherche de l’amour véritable doivent abandonner ce mode de reproduction humain et animal. Nous ne pouvons considérer les femmes comme des camarades et des amies et les traiter à leur juste valeur que dans la mesure où nous transcendons cette vision de la femme comme objet sexuel. La relation la plus difficile à établir est une relation d’amitié et de camaraderie avec une femme qui transcende le sexisme. Même dans une relation de partenariat libre [covivance libre] avec une femme, la construction de la société et de la nation démocratique doit servir de base. Nous devons renverser les frontières traditionnelles, maintenues dans la modernité, et cesser de considérer les femmes uniquement dans les rôles de partenaires, mères, sœurs ou amantes. Avant toute chose, nous devons établir des relations humaines fortes, basées sur une vision commune de la construction de la société. Si un homme souhaite avoir une relation avec une femme ayant une fondation idéologique et sociétale forte, il doit laisser à la femme le choix de mener le processus de séduction. Plus la femme sera libre, capable de choisir librement et de se mouvoir selon sa propre force, plus il sera possible de vivre avec elle une vie belle et pleine de sens.

Nous mettons en permanence l’accent sur le fait que la situation dans laquelle les termes de jin et jiyan cessent de renvoyer à la femme et à la vie reflètent l’effondrement et la désintégration de l’ensemble de la société. Sans une compréhension de cette réalité, il est impossible pour ces éléments que nous appelons révolution, parti révolutionnaire, guides et militants de jouer leur rôle. Celles et ceux qui se trouvent dans une impasse ne sont pas à même de sortir les autres de l’impasse et de les libérer. Le résultat le plus important du PKK et de sa guerre révolutionnaire et populaire est, à cet égard, la vision de l’analyse du phénomène de la femme et de sa liberté comme seul moyen de libérer la société.

(Traduction d’International Initiative Edition)

1 Note de l’équipe de traduction : hev signifie « ensemble », jiyan signifie « vie » et azad signifie « libre » en kurmanji. Etymologiquement hevjiyana azad signifie donc « vie libre ensemble ». En espagnol, nous avons pu traduire fidèlement ce concept important de la philosophie d’Abdullah Öcalan par le terme de convivencia libre, qui met en avant l’idée d’une « co-vie » fondamentale dans la compréhension du concept de hevjiyan en kurde et que nous avons donc décidé de traduire par le terme de covivance.

2 Note de l’équipe de traduction : AJLUNI Ismaïl, Kashf al-khafāʼ, II/132.

3 Note de l’équipe de traduction : Le terme « conjugalité » vient du latin conjugalis, mot venant du verbe conjugare signifiant « unir » (d’après Dictionnaire étymologique et historique du français, éditions Larousse, p. 230). Nous tiendrons donc compte de l’idée d’« union  » et d’« union libre » entre des personnes pour affiner la traduction et la compréhension du concept, mais cette idée ne doit pas se limiter seulement à l’idée du couple.

4 C’est le terme qui avait été employé pour traduire le concept de hevjiyana azad dans la traduction faite par International Initiative.

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