En mémoire de Nagihan Akarsel

La nouvelle de l’assassinat de Nagihan Akarsel, activiste féministe et intellectuelle engagée, devant sa porte, à Souleymanieh, a choqué le monde le 4 octobre au matin.

En mémoire de Nagihan Akarsel, nous publions cette contribution de Zîlan Diyar, membre du Comité de Jineolojî Europe.

Je voulais commencer par un poème. Et j’ai vu que c’était toi, le poème. Les sourires débordaient pendant que tu parlais, tes mots semblaient des branches fleuries. Grâce à toi, je sais ce qu’est vivre la vie poétiquement. Ce n’est pas aussi abstrait que ça, après tout. Tes mots ont été l’un de ces voyages qui font frissonner, qui donne la chair de poule, qui fait battre le cœur plus vite et qui éloigne la douleur, l’injustice et la vilenie. Maintenant j’aurais aimé avoir enregistré ces conversations. L’humain est-il ingrat ? Je ne compte plus les fois où je suis sortie de puits, dit-on sans fond, en m’accrochant à tes paroles ! Tes mots sobres, simples m’ont fait comprendre, à chaque fois, le sens, la philosophie et la beauté de la lutte. Combien beau a-t-il été de respirer la vie dans le parfum de la poésie !

Oh, notre cher hortensia !

J’emprunte maintenant tes paroles pour te décrire tel que tu es. La perte, elle aussi, est une chose éternelle ! Sans espace et sans foyer. Aussi, interminable et sans limites. C’est une vérité que l’on ne peut jamais capturer, passerait-elle devant toi mille, un million de fois. Les jours, les mois, les heures, la mesure superficielle du temps restent en attente quand il s’agit de perte. Et ton existence… Je ne peux pas mesurer ce qui t’est arrivé dans une échelle du temps. Ceci est la fin et le début du temps.

Je me demande : le mal peut-il empêcher l’eau de couler ? Il ne le peut pas. C’était toi l’eau qui coule. Un flot qui s’infiltre à travers ta langue, corps, cœur et conscience. Comme les rivières qui gonflent au printemps, tu détruisais les frontières levées entre ton esprit, tes émotions et ta conscience. Tu étais un ruisseau silencieux qui s’accrochait à son sol à chaque fois que cherchaient à dominer la douleur et la perte. Doucement, sans blesser le sol, tu pouvais être un filet mince destiné à sécher néanmoins décidé à survivre. Quand ta détermination était de renouveler, créer, entamer quelque chose, construire, tu devenais une avalanche qui ouvre son chemin en cassant les montagnes au printemps. Et quand il s’agissait d’enseigner, tu étais une petite pluie, douce, printanière. Chaque fois que le besoin devenait insoutenable, chaque fois que les villes te semblaient trop étroites, chaque fois que la vilenie t’asphyxiait, chaque fois que la solitude devenait insupportable, tu courais vers les montagnes. Alors, tu étais une surprenante averse d’été.

Coule toujours. Tes deux noms, qu’ils te vont bien ! Avant de choisir ton nom de combat, tu étais Akarsel [en turc : ruisseau qui coule]. Quand tu as rejoint notre lutte, tu es devenue Su [turc : l’eau]. Tu as dit toute ta détermination en deux lettres, tu as dressé ta position dans la lutte en deux lettres. Dans deux lettres, tu as expliqué que ceux qui t’ont tuée ne seront jamais vainqueurs. Tu coules et tu restes tranquille comme l’eau.

Tu as dit : « Aucun effort ne se perd dans l’univers, je le crois bien. » J’adapte ces mots à ma blessure, des mots que tu avais dits pour me réconforter il y a quelques jours. Il m’est très difficile de te décrire. Mais je me dis que je dois le faire. Je ne veux pas qu’on fasse disparaître le temps et l’espace, les souvenirs, les enseignements, la beauté qui déborde de toi, la bonté qui surgit de toi vers chacun. Je cherche des mots simples, profonds, philosophiques, sages et significatifs comme les tiens. Je voudrais pouvoir mêler les mots et les combiner aussi bien que toi. Dans chacun des articles que tu as écrits pour la revue Jineolojî, tu nous as montré comment harmoniser souverainement la connaissance, l’émotion et la pensée. Tu as touché la vie et nos âmes avec ta sagesse.

Comment as-tu pu le faire si habilement ? C’est parce que tu étais une femme amoureuse de son combat. Tu avais des yeux suffisamment aigus pour reconnaître d’un coup d’œil quels étaient les gains fruits de nos luttes, les positions que nous avions atteintes. Là où tu allais, tu retenais tout ce que tu voyais. À Afrin, tu avais considéré comme un savoir immémorial, celui du hawar [pleurs] d’une vieille maman. Dans les académies où tu enseignais, tu transformais l’étincelle dans les yeux de la jeunesse combattante, l’agilité de son esprit, en source d’espérance. Tu t’émerveillais devant les combattantes et combattants épuisés au milieu de la brutalité et la vitesse de la bataille. Tu parlais avec admiration. Tu disais : « Ceci est la révolution. » Tu leur tendais un autre miroir, tu faisais de tous et toutes des héroïnes comme elles le méritaient. Chaque individu qui donnait un souffle à cette révolution avait une valeur immense pour toi. Tu admirais tous et toutes les révolutionnaires. Ce n’était pas de l’envie. Tu étais prête à toute tâche nécessitée par la révolution. Tu faisais un pas en avant sans hésitation, sans inquiétude, sans peur. Comme les papillons qui se précipitent vers le feu, tu irais où c’était nécessaire, pour créer, pour rendre possible l’impossible. Tu y partirais sans tarder, sans te cacher derrière des excuses, sans te plaindre. Tu n’oublierais pas non plus d’évaluer tes résultats. Regarder les distances parcourues n’était pas un motif d’autocomplaisance ; au contraire, c’était l’annonce des nouveaux chemins à parcourir. Être créatrice et témoin de révolutions à l’intérieur de la révolution t’allait très bien.

Jusqu’où la Jineolojî t’a-t-elle conduite, je ne le sais pas. Mais être «jinéologue» t’allait très bien !

Rêber Apo [Abdullah Öcalan] avait dit que le courage dans une lutte exige plus que de prendre les armes. Il avait dit que pour défier les manières de penser avancées par l’État, les hommes et le système, il fallait plus de courage encore. Combien de courage est-il nécessaire pour chauffer les cœurs refroidis, pour mener sur un chemin différent de ceux qui désirent distinguer la fluidité, la délicatesse et la profondeur de notre lutte à travers des formules rigides ? Pour transformer ceux qui sacrifient certaines de leurs connaissances ? Pour défier l’académie qui veut nous maintenir dans les limites par elle désignées ? Nous avons beaucoup parlé de ces défis. Ainsi que des efforts qu’ils demandent… Que l’on se fasse tirer dessus faisait partie de ces efforts. Nous savions que nous nous confrontions à ce système misogyne qui vise tous et toutes celles qui s’opposent à la pensée de la civilisation étatique et de classes. Et que tous les moyens nécessaires seraient utilisés dans ce but. Mais encore une fois, peut-être regrettons-nous de ne pas avoir été aussi habiles que toi. Nous devons établir le lien entre sentir, savoir et comprendre. Tu nous as appris comment le faire. C’est ce que tu as écrit dans le dernier numéro de la revue Jineolojî.

Nous avons besoin d’une voix qui résonne à travers la cascade d’émotions et de pensées de notre époque… Une voix qui décrive le présent autant qu’elle se fait l’écho du passé ancestral et ancien. Une parole qui nous fasse sentir que nous ne sommes pas seuls ni seules dans l’univers et qui renforce notre énergie. Nous avons besoin d’une syllabe qui ne sépare pas l’émotion de la pensée, l’esprit de la raison, l’intuition de la connaissance, la matière de l’énergie, la vie de la mort, la lumière de l’obscurité et la philosophie de la sociologie. Une voix qui porte le paradigme spirituel et intellectuel du temps et de l’espace…

En ce moment-ci, nous avons désespérément besoin de ce mot qui nous fasse sentir que nous ne sommes pas seuls et seules dans l’univers. Et pendant que tu voyageais avec nous, tu as trouvé comment nous souffler ces mots à l’oreille. Voici ce qui m’est parvenu…

L’univers entier fait partie d’un tout. Ta joie de vivre se confronte à la douleur que veulent provoquer ceux qui t’ont assassinée. Face à ceux qui désirent briser notre espoir se trouve l’espoir de la lutte dont tu étais amoureuse et que tu as guidée de façon à ce que ça fasse sens pour toi. Ta bonté qui jamais n’a heurté d’être vivant a du pouvoir face aux terribles maux infligés par les colonisateurs, les ennemis. Dans ce monde où le manque d’amour, l’insensibilité et le non-sens veulent établir une présence, tu as un amour sans préjudice et inconditionnel qui se crée chaque jour. Face à ceux qui ignorent les arbres, les pierres, les loups, les oiseaux ou les couleurs, ton regard radiant traverse tout l’univers, depuis les yeux jusqu’à l’âme. Face au pouvoir dont Rêber Apo dit être « suffisamment insidieux pour se filtrer par les feintes sociales » était ton identité révolutionnaire qui appuyait sur le partage, la distribution équitable du travail, le service aux camarades. Sur cette planète, aussi fatiguée qu’elle oublie d’imaginer, tes rêves font que les gens aiment imaginer. Pour ceux qui tombent dans les griffes de l’injustice et la trahison et ne peuvent alors pas donner un sens à leur existence dans l’univers, il y a une main amie qui leur est tendue. Tu as eu une foi suffisamment profonde comme pour embrasser toutes les différences dans le monde incolore de ceux qui désirent dissoudre ces différences. La vérité claire et simple que tu tâches d’illuminer se dresse face à ceux qui veulent obscurcir l’avenir des femmes. Cette vérité dit : les femmes changeront le monde.

Source originale : https://democraticmodernity.com/es/en-memoria-de-nagihan-akarsel/

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