DÉESSES DE LA GUÉRILLA

Le mouvement des femmes kurdes est le mouvement le plus organisé, le plus étendu et le plus dynamique du Moyen-Orient. Les femmes kurdes, grâce à leur lutte contre l’oppression coloniale, le fascisme et pour la libération des femmes, ont attiré l’attention du monde entier.

Comment les femmes de l’une des sociétés les plus opprimées et les plus dénigrées du monde actuel sont-elles devenues une source d’espoir et d’inspiration pour toutes celles qui luttent pour la liberté partout dans le monde ?

Pour le comprendre, nous devons regarder de plus près l’histoire et les conditions dans lesquelles ont été semées et ont poussé les graines du mouvement des femmes kurdes durant quatre décennies…

Les femmes sur les traces de la déesse Ishtar et de la révolution néolithique

Les racines des Kurdes sont profondément ancrées dans l’histoire de l’ancienne Mésopotamie, connue comme le berceau de la civilisation. Dans cette région, bien avant les dieux, il y avait des déesses. Inanna – également connue sous le nom d’Ishtar ou d’Astarte – était l’une de ces déesses qui symbolisait l’importance du rôle des femmes dans les sociétés ancestrales. Les populations natives de Mésopotamie, tel que les peuples Kurde, Perse, Syriaque, Araméen, Chaldéen, Arménien, Arabe et Hébreu, vénéraient les déesses en tant que créatrices et protectrices de la vie. Les sculptures de la Déesse mère, les mythes, l’architecture et les temples anciens nous montrent le rôle crucial que les femmes jouaient à cette époque. Elles construisaient la vie et la société, créaient des connaissances et transmettaient des valeurs matérielles et immatérielles. Les femmes établirent les fondements du mode de vie sédentaire et des villages basés sur l’agriculture, les valeurs communales, le respect et l’amour de la nature. Cette révolution néolithique, qui commença vers les années 12 000 avant J.-C., fut une révolution des femmes.

Il y a quelque 5000 ans, un autre processus vint provoquer une rupture profonde dans l’histoire et la culture humaine : les élites masculines des prêtres, des rois et des soldats commencèrent à confisquer et à s’emparer des inventions et des connaissances des femmes. Au lieu d’utiliser les ressources au profit de la société, ils les accumulèrent et les utilisèrent pour gagner du pouvoir. La domination masculine créa des hiérarchies tel que le système de classes et l’État. Les femmes devinrent la propriété et le proclamé « honneur » des hommes , des structures étatiques et familiales patriarcales.

Abdullah Öcalan décrit ce processus comme une  « contre-révolution » contre les femmes et les valeurs de la révolution néolithique. Il résume les graves destructions et l’aliénation imposées qui en découle en déclarant les femmes comme  « la première et ultime colonie ».

Dans le système patriarcal féodal, l’identité des femmes fut réduite à leur relation avec les hommes en tant que fille, épouse, mère, sœur, comme un objet ou une « machine à accoucher ». Elles furent privées de leurs droits. Les Kurdes étaient pour la plupart de confession zoroastrienne et conservaient des liens étroits avec les traditions de la culture de la Déesse mère. Mais, à cause notamment de l’essor des religions monothéistes, l’expansion des dynasties arabes et l’imposition de l’islam à la société kurde depuis le VIIIe siècle, les codes patriarcaux imposés aux femmes furent renforcés.

Qui sont les Kurdes ?

Aujourd’hui, la plupart des Kurdes sont de confession musulmane, mais il en existe aussi de confession alevite, ezidi, kakei, zoroastrienne, faili, shabak, juive et chrétienne. La langue kurde est indo-européenne et compte plusieurs dialectes tels que le kurmanji, le sorani, le zazaki, le kelhuri et le hewrami/gorani.

Avec une population de plus de 40 millions d’habitants, les Kurdes sont l’un des plus grands peuples du monde sans État-nation. Jusqu’à la Première guerre mondiale, les Kurdes vécurent principalement sous la domination des empires ottoman, perse et autres. L’histoire des tribus kurdes est une histoire de résistances, souvent unies ou menées par des femmes. Elles réussirent à préserver leur langue, leur culture et un certain degré d’autonomie locale.

Après la Première Guerre mondiale, en 1923, les puissances internationales rédigèrent le Traité de Lausanne. Le Kurdistan fut divisé en quatre parties. Depuis lors, les Kurdes ont été contraintes de vivre sous la domination des États-nations alors nouvellement créés, à savoir la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. La nation kurde se retrouva sans statut juridique ni droits. La résistance continua, mais fut cruellement réprimée par le biais de massacres et de génocides. Dans le cadre de leur programme d’homogénéisation et d’assimilation, les Etats-nations coloniaux procédèrent à un génocide culturel : la langue et les noms kurdes furent interdits ; l’existence du peuple kurde fut nié ; une grande partie de la population fut déportée de son lieu d’origine. Parler, écrire ou chanter à propos des Kurdes et leur culture devint un crime. Les femmes kurdes subirent une double oppression en tant que peuple et, à cause du patriarcat, en tant que femmes.

La négligence économique et la répression nationale et politique dans les quatre parties du Kurdistan entraînèrent des déplacements et des migrations de population. C’est pourquoi il existe aujourd’hui une diaspora kurde de 4 millions de personnes, dont 2,5 millions vivent dans les pays européens.

Le mouvement de libération du Kurdistan mené par le PKK et la lutte pour la libération des femmes

À la fin des années 1960, alors que les mouvements de jeunesses socialistes et les luttes de libération nationale se répandaient dans le monde entier, un puissant mouvement de jeunesse révolutionnaire se développa en Turquie. C’est dans ce contexte qu’Abdullah Öcalan rassembla le Mouvement de libération kurde en clamant :  « Le Kurdistan est une colonie ». Pour le droit du peuple kurde à l’autodétermination, avec d’autres étudiants révolutionnaires kurdes et turcs, il forma en 1978 le révolutionnaire Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK1). Inspiré par les théories marxistes-léninistes et maoïstes, le PKK avait pour objectif de créer un Kurdistan indépendant, uni et socialiste.

Dès le début, des femmes révolutionnaires comme Sakine Cansiz rejoignirent le parti en tant que militantes. Pour les femmes, cette lutte ne signifiait pas seulement de s’opposer à l’État colonial mais aussi aux restrictions patriarcales de la famille et de la société kurde. En se remémorant les premiers jours du mouvement, Sakine Cansiz décrit son enthousiasme à rejoindre la lutte révolutionnaire pour le Kurdistan avec ces mots :

« Ce mouvement s’est adressé à l’essence même de l’humanité. Tous nos débats, nos formations et nos discours commencent par la question de l’humanité et ses valeurs. Nous parlons de la situation humaine telle qu’elle existait dans le passé, lors de différentes étapes historiques et nous nous interrogeons sur les valeurs de l’humanité. Les femmes qui voulaient comprendre faisaient partie de ce mouvement. Au début de la lutte pour le Kurdistan et de la lutte politique la participation des femmes était très difficile. Mais nous avons réussi et cela nous a donné la force de façonner notre mouvement.

Après le coup d’État militaire fasciste orchestré par l’OTAN en 1980, le mouvement de gauche bien organisé en Turquie fut presque totalement éliminé. Des milliers de personnes furent tuées et des dizaines de milliers emprisonnées et cruellement torturées par les forces de l’État turc. Les prisonniers politiques du PKK ouvrèrent un nouveau front de résistance dans la prison d’Amed (Diyarbakir, en turc) sous le slogan de  « Berxwedan jiyan e ! » (« La résistance, c’est la vie ! »). Sakine Cansiz fut l’une des principales figures de cette résistance historique qui mobilisa la société kurde, en particulier les femmes kurdes, dans le monde entier. Avec ses camarades, elle démontra la volonté révolutionnaire et la capacité des femmes à se battre dans n’importe quelles conditions, remettant en question la perception des femmes dans la société kurde.

En 1984, les forces de guérilla du PKK tirèrent la première balle de leur lutte armée. Cette balle n’était pas seulement dirigée contre l’État turc, mais aussi contre des centaines d’années d’esclavage et d’oppression. Au cours de la même période, la population de tous les secteurs de la société kurde, en particulier les secteurs travailleurs et pauvres des zones rurales, s’identifia à la lutte et s’organisa sous la bannière du Front de libération nationale du Kurdistan (ERNK2). En 1987, les femmes kurdes formèrent l’Union des femmes welatparêz3 du Kurdistan (YJWK4).

L’organisation des femmes kurdes fut inspirée par les analyses du leader du PKK, Abdullah Öcalan. Sa théorie selon laquelle  « la libération du Kurdistan et de la société kurde ne peut être réalisée sans la libération des femmes » donna peu à peu à ces dernières la confiance nécessaire pour participer activement à l’organisation et à la résistance. Les militantes et la société kurde furent également inspirées par les femmes de la guérilla – telles qu’Heval 5Azîme Demirtaş et Heval Bese Anuş – qui sacrifièrent leur vie pour la libération et par les femmes qui furent un exemple de par leurs personnalités révolutionnaires et devinrent l’avant-garde de l’organisation de la société kurde – telle qu’Heval Bêrîvan (Binevş Agal).

À la fin des années 1980, les femmes devinrent la principale force des soulèvements du peuple kurde. Dans les villes et villages du nord du Kurdistan (Bakur), des centaines de milliers d’entre-elles quittèrent leurs foyers et descendirent dans la rue. Poussées par le désir de liberté, pierres à la main, elles résistèrent aux massacres de l’armée turque et à la destruction de leurs villages.

Ces soulèvements laissèrent des traces importantes dans l’histoire. Au début des années 1990, le PKK devint un mouvement de masse. Des milliers de femmes prirent les armes et rejoignirent les forces de la guérilla, remettant en question les rôles patriarcaux genrés dans le mouvement et dans la société. Les militantes ont du lutter contre les attitudes féodales et patriarcales de leurs camarades hommes, qui percevaient les femmes comme  « plus faibles » et  « plus vulnérables ». De nombreuses combattantes et commandantes – telles qu’Heval Bêrîtan (Gulnas Karataş) – s’engagèrent dans cette lutte avec volonté et insistance, prenant leur place légitime dans tous les fronts de résistance en déclarant:

« Bats-toi! C’est en luttant que nous existons. En luttant, nous devenons libres. En devenant libres, nous devenons belles. En devenant belles, nous sommes aimées ».

Les perspectives d’Abdullah Öcalan furent le plus grand soutien à la création du Mouvement de libération des femmes dans les montagnes du Kurdistan. Dans ses analyses sur la manière de surmonter l’impact du patriarcat et du colonialisme sur la société kurde, il a développé des méthodes appelées ”analyse de la personnalité », remettant profondément en question la mentalité des femmes opprimées et des hommes dominants, ainsi que les structures familiales et les rôles genrés qui les sous-tendent. Pour les femmes, l’étape la plus essentielle consistait à développer l’amour et le respect pour leur propre identité de genre, à surmonter l’aliénation et à prendre confiance en elles-mêmes ainsi qu’en les autres femmes.

En 1993, Abdullah Öcalan proposa de créer une Armée des femmes au sein des forces de la guérilla. Les femmes qui en prirent l’initiative la décrivent comme le plus grand défi de leur vie. Désormais, elles devaient s’organiser et décider elles-même de tous les aspects de la vie et de la guerre de guérilla. Les femmes firent face aux modèles patriarcaux qu’elles avaient intériorisés, tout en analysant la domination masculine. Elles acquérirent des connaissances et de l’expérience dans les domaines idéologique, militaire, politique et social. Les attitudes sexistes des hommes se transformèrent également lorsque les femmes s’unirent et prirent confiance en elles. Des changements révolutionnaires eurent lieu dans les esprits et dans les relations de camaraderie entre hommes et femmes, ainsi que dans la société kurde. Ce fut une révolution dans la révolution.

En 1995, le premier Congrès national des femmes réunit 300 femmes dans les montagnes. L’Union pour la liberté des femmes du Kurdistan (YAJK6) fut alors créée. Ce fut une étape cruciale au cours de laquelle l’organisation autonome, fondée sur la volonté et la perspective politique et sociale des femmes, fut mise en pratique.

Dans les années 1990, Abdullah Öcalan développa une nouvelle idéologie radicale pour la libération des genres et de la société. Il constata que ni la liberté ni l’amour ne pouvaient être réalisés ni dans les relations personnelles, ni dans les identités de genre des relations de pouvoir dominantes. La « Théorie de la séparation » permis alors aux femmes de surmonter leur identité d’esclave, en se séparant mentalement, émotionnellement et culturellement du système dominé par les hommes. Sa théorie de  « tuer l’homme » encouragea les hommes à subvertir et à lutter contre la masculinité dominante, qui ne doit pas être considérée seulement comme un genre mais un immense système de pouvoir et d’exploitation.

L’Idéologie de la libération des femmes, annoncée le 8 mars 1998, porta la lutte pour la liberté des femmes à un nouveau niveau. Ses principes sont : aimer et défendre sa propre terre contre le colonialisme (welatparêzî) ; penser librement et construire notre libre arbitre en tant que femme ; s’organiser et lutter pour la libération ; et construire une vie à partir d’une libre compréhension de l’esthétique.

Un an plus tard, en mars 1999, le premier parti des femmes kurdes fut créé sous le nom de Parti des femmes travailleuses du Kurdistan (PJKK7), sur la base de cette idéologie. Le PJKK se déclara ensuite comme Parti des femmes libres (PJA8), lors d’un congrès en 2000. Restructuré depuis 2004 sous le nom de Parti de la liberté des femmes du Kurdistan (PAJK9), dans les quatre parties du Kurdistan, les membres du parti continuent jusqu’à aujourd’hui de jouer un rôle d’avant-garde dans la lutte pour la libération.

L’enlèvement et l’emprisonnement d’Abdullah Öcalan, le 15 février 1999 dans le cadre d’une opération de l’OTAN, fut une atteinte à l’existence même du peuple kurde, en particulier celle des femmes. Contre cette tentative d’éliminer le mouvement de libération du Kurdistan, le peuple et les femmes kurdes intensifièrent leur résistance. Malgré les conditions d’isolement total de la prison de l’île turque d’Imrali où il est détenu, Abdullah Öcalan trouva un moyen de résister en développant son nouveau paradigme de lutte pour la liberté.

Basé sur des années d’analyse historique et sociale, ce nouveau paradigme va au-delà d’une solution pour la question kurde et propose une société basée sur la démocratie, l’écologie et la libération des femmes. Les structures de pouvoir hiérarchiques basées sur l’État et le patriarcat sont identifiées comme étant au cœur de tous les problèmes de l’humanité. L’État, inventé comme un outil de pouvoir et de domination patriarcale, ne peut être un moyen de libération. De plus, le pouvoir et la hiérarchie en se reproduisent pas seulement en termes de structures et d’institutions, mais aussi sur le plan idéologique par le biais du nationalisme, du fondamentalisme religieux, du sexisme et du scientisme. Face à cela, le modèle des sociétés naturelles basé sur des valeurs communautaires égalitaires et un rôle central des femmes est la référence transformatrice pour la libération de ces dernières et de la société dans son ensemble.

  • Comme alternative aux structures et à la mentalité de l’État, Öcalan développe le concept de « Nation démocratique » multiethnique, multiculturelle et multilingue. L’esprit et le sens de la Nation démocratique sont incarnés dans les structures de l’Autonomie démocratique et du Confédéralisme démocratique. Cela signifie l’auto-administration de la société autour des principes de la démocratie, de l’écologie, de la liberté des femmes, de l’économie communale et de l’autodéfense.
  • Le pouvoir et les hiérarchies ne sont pas seulement politiques et militaires, mais basés sur la relation oppressive entre les hommes et les femmes et se reproduisent dans tous les aspects de la vie. En partant de la reconstruction de relations basée sur la liberté entre les genres, tous les aspects de la vie doivent être reconsidérés sur la base des principes démocratiques, de la solidarité et du respect. La proposition d’Öcalan est une démocratie radicale avec une représentation égale de toutes les identités, y compris des minorités, et une participation directe de toutes et tous.
  • Contre les ravages de la guerre et de la violence, Öcalan promeut le besoin essentiel d’autodéfense. Une société sans autodéfense est condamnée à l’exploitation et à l’oppression. Dans sa « Théorie de la rose », il illustre tout particulièrement l’esprit d’autodéfense des femmes : la défense puissante de ses épines en harmonie avec l’essence de sa propre beauté.

Depuis 2005, les femmes des quatre parties du Kurdistan, les femmes kurdes en exil, ainsi que celles d’autres pays s’organisèrent en une confédération des Communautés des femmes du Kurdistan (KJK10). Le KJK créa divers groupes et organisations en fonction du contexte dans différents endroits, avec un objectif commun : une transformation sociale basée sur des valeurs égalitaires centrées sur les femmes et qui reconnaissent les besoins de tous les groupes sociaux et ethniques. Depuis la base de la société, des communes, des conseils, des académies et des coopératives de femmes furent créés comme un moyen alternatif d’organiser la vie sociale. Le KJK s’organise dans tous les domaines : de la politique à l’organisation sociale, de l’écologie et l’économie communale à la santé, de l’éducation et les médias à la culture et aux arts, de la création de structures administratives locales à la justice et la diplomatie des femmes. La défense des droits des femmes fut organisée de différentes manières, en fonction du contexte dans les différentes régions.

Depuis 2011, des recherches et des débats sont menés pour faire de la Jineolojî une science alternative de la femme, de la vie et de la société. L’Académie de Jineolojî identifie les défis de la révolution des femmes et renforce la compréhension du paradigme démocratique et écologique de leur libération.

Le mouvement des femmes aujourd’hui au Kurdistan et dans le monde ; la révolution des femmes au Rojava.

Alors qu’elles luttaient constamment contre les dictatures fascistes et les féminicides, les femmes kurdes continuèrent de s’organiser de façon autonome, tout en participant au mouvement de libération général.

Depuis la fondation du premier parti politique pro-kurde en Turquie en 1991, de nombreuses femmes kurdes furent élues maires et membres du parlement par le vote du peuple kurde et des forces progressistes en Turquie. En 2014, le système de coprésidence – de représentation égale femme-homme – fut mis en place dans toutes les municipalités dirigées par le Parti démocratique du peuple (HDP11). La dictature de l’AKP12 concentre sa répression surtout sur les femmes, leurs acquis démocratiques et leurs institutions. Des milliers de militantes kurdes, y compris des maires et des parlementaires, sont aujourd’hui emprisonnées et des centaines d’associations et d’organisations de femmes ont été interdites. Le mouvement des femmes résiste, transformant chaque attaque en une nouvelle étape de la lutte.

En Iran, malgré la répression cruelle et les exécutions perpétrées par l’État – souvent invisibles pour le monde extérieur -, la Société des femmes libres du Kurdistan oriental (KJAR13) organise et forme secrètement les femmes. Les femmes kurdes d’Iran et du Kurdistan de l’est mènent des campagnes remarquables contre la peine de mort, la lapidation et l’oppression nationale et sexiste.

Après l’intervention militaire contre l’Irak en 2003, le Kurdistan du Sud obtint un statut autonome en tant que Région du Kurdistan d’Irak. Il n’existait alors pas de mouvement de base autonome des femmes, bien que certaines étaient engagées dans des partis politiques. Depuis 2002, l’Organisation pour la liberté des femmes du Kurdistan (RJAK14) s’efforce de créer des associations et des académies locales, en organisant des programmes éducatifs et des campagnes pour renforcer la détermination des femmes et leur statut dans la société et la politique.

L’organisation des femmes kurdes de la diaspora européenne fut fondée dans les années 1980 et 1990. Elles firent connaître le mouvements de libération du Kurdistan et des femmes kurdes dans le monde entier, et établirent des liens avec d’autres mouvements de liberté, créant ainsi d’importants réseaux de solidarité et d’alliances. Elles contribuèrent à la lutte dans leur pays d’origine et combattirent pour leurs droits en tant que femmes migrantes kurdes. Mais l’Europe n’est pas non plus un lieu sûr pour les femmes kurdes. Le 9 janvier 2013, la pionnière du mouvement, Sakine Cansız, et ses camarades Fidan Dogan et Leyla Şaylemez furent assassinées à Paris par les services de renseignement turcs. Les femmes kurdes en Europe continuèrent de s’organiser et créèrent, en 2014, l’organisation parapluie (de coordination) du Mouvement des femmes kurdes en Europe (TJK-E15).

La Révolution du Rojava donna au mouvement des femmes une importance internationale. Lors des soulèvements du  « Printemps des peuples» de 2011, le peuple kurde du Kurdistan de l’Ouest – connu sous le nom de Rojava – commença à établir son système d’autonomie démocratique. Les Unités de protection de la femme (YPJ16) attirèrent l’attention du monde entier par leur lutte décisive contre l’État islamique. De la libération de Kobanê en 2015, à la résistance contre l’occupation turque d’Afrin en 2018, en passant par Serêkaniye et Girê Spî en 2019, les combattantes et commandantes des YPJ jouèrent un rôle primordial. Leur sacrifice devint un symbole à travers la personnalité de femmes révolutionnaires telles qu’Arîn Mirkan et Avesta Xabur. Des révolutionnaires internationalistes telles que l’allemande Ivana Hoffmann, l’argentine Alina Sanchez et la britannique Anna Campbell rejoignirent également la révolution.

Les conseils des femmes, les communes et l’organisation sont au cœur de tous les aspects de la vie au Rojava. Toutes les nations et de toutes les communautés religieuses et culturelles sont organisées au sein du mouvement des femmes appelé le Kongreya Star17 (Congrès de l’Étoile).

Kongreya Star et la révolution des femmes

Le Kongreya Star forme, mobilise et éduque les femmes pour qu’elles puissent s’organiser,assurant que la révolution du Rojava soit et reste bien une révolution des femmes. Elles développent leur système autonome dans les domaines de l’économie, de la politique, des alliances démocratiques et des relations diplomatiques, de l’organisation sociale, de la santé, de l’éducation, de l’organisation de la jeunesse, de la justice, de l’autodéfense, des médias, des municipalités et de l’écologie, de la culture et des arts. Des dizaines de milliers de femmes, autrefois réduites à un rôle de mère et de femme au foyer, revendiquent désormais leurs droits et participent aux organisations communautaires, aux coopératives et aux différentes structures autonomes. De nombreuses femmes décrivent leur développement personnel au sein de la révolution comme une  « différence entre le jour et la nuit » et  « le début d’un nouveau chapitre de vie ».

Les  « Lois des femmes » de la Syrie du nord et de l’est favorisent la liberté et l’égalité des femmes. Elles condamnent la discrimination et la violence à l’égard des femmes dans les relations familiales et matrimoniales. Les coutumes patriarcales telles que la polygamie, les noces forcées ou le mariage des mineures sont interdites. Aussi, les femmes et les hommes ont désormais des droits égaux en matière d’héritage et de divorce.

Le système de coprésidence est en vigueur à tous les niveaux et dans toutes les structures politiques et administratives de l’Administration autonome du nord et l’est de la Syrie. La vie politique n’est désormais plus une sphère dominée par les hommes.

Dans l’histoire du mouvement, des dizaines de milliers de femmes consacrèrent leur vie à libérer leur genre, leur terre et leur peuple de la domination coloniale pour construire une société libre. Des milliers d’entre-elles furent emprisonnées pendant de nombreuses années, soumises à la torture et à la cruauté. De nombreuses femmes des mouvements politiques et des forces d’autodéfense tombèrent martyres. Tous les acquis de la révolution du Rojava sont le résultat d’une longue et difficile lutte et de grands sacrifices.

Ces femmes furent prêtes à tant de sacrifices car elles découvrirent le chemin du changement, de l’amour et de la beauté. Toutes celles qui tombèrent dans la lutte vivent à travers les mères, les combattantes et les jeunes femmes du Rojava qui revendiquent leur vie et leur avenir. Le mouvement des femmes kurdes continue d’incarner la devise de ses débuts :  « La résistance, c’est la vie ! » Et le but de la vie est la liberté. Sans la liberté des femmes, il n’y aura pas de vie libre. C’est pourquoi l’un des autres cris du mouvement des femmes kurdes qui résonne aujourd’hui dans le monde entier est «  Jin ! Jiyan ! Azadî ! » (Femme ! Vie ! Liberté !).

Şervîn Nûdem


Certaines des militantes révolutionnaires devenues des symboles de la lutte du mouvement des femmes kurdes :

Sakine Cansız (Sara) a été assassinée le 09.01.2013 à Paris par les services de renseignement turcs (MIT18).

Zeynep Kınacı (Zilan) a réalisé une action sacrificielle lors d’un défilé de l’armée turque le 30.06.1996 à Dersim.

Binevş Agal (Bêrîvan) est tombée au combat contre l’armée turque le 16.01.1989 à Cizîre Botan.

Zekiye Alkan s’est immolée par le feu le 31.03.1990 à Amed pour protester contre l’oppression de l’État turc.

Gülnaz Karataş (Bêrîtan) s’est jetée d’une falaise rocheuse pour éviter sa capture après d’intenses combats contre l’armée turque et les Peshmergas, collaborateurs du PDK19, le 25.10.1992 à Xakurke / Kurdistan du Sud.

Sanem Bertan (Canda, internationaliste turque) a perdu la vie dans la résistance contre l’invasion turque dans la région de Zap au Kurdistan du Sud le 5.10.1997.

Sema Yüce (Serhildan) s’est immolée par le feu dans une cellule de la prison de Çanakkale en Turquie le 21.03.1998.

Nermîn Akkuş (Hêlîn, internationaliste circassienne) est tombée pendant la résistance contre l’opération conjointe PDK-Turquie dans la région de Garê au Kurdistan du Sud le 13.10.1998.

Andrea Wolf (Ronahî, internationaliste allemande) capturée et exécutée par des soldats turcs lors des combats à Catak / Kurdistan du Nord le 23.10.1998

Fatma Özen (Rojbîn, internationaliste arabe) a sacrifié sa vie lors d’un attentat contre une station militaire turque le 20.11.1998 à Gever / Kurdistan du Nord.

Uta Schneiderbanger (Nûdem, internationaliste allemande) et Ekin Ceren Doruak (Amara, internationaliste turque) ont perdu la vie dans un accident de voiture le 30 mai 2005 dans les montagnes du Qandil.

Leyla Wali Hasan (Viyan Soran) s’est immolée par le feu le 01.02.2006 dans la région de Haftanin/Kurdistan du Sud pour protester contre l’isolement total d’Abdullah Öcalan.

Şirin Elemhûlî (du Kurdistan de l’Est) a été exécutée par le régime iranien le 09.05.2010 dans la prison d’Evin de Théran.

Dilar Gencxemîs (Arîn Mîrkan ; du Rojava) a sacrifié sa vie le 05.10.2014 dans la résistance de Kobane contre les attaques de Daesh.

Seve Demir (membre du Conseil du DBP20), Fatma Uyar (membre du KJA21) et Pakize Nayır (co-présidente du Conseil populaire de Silopi) ont été exécutées par les forces de l’Etat turc le 4.10.2016 à Silopi / Kurdistan du Nord.

Zalûx Hemo (Avesta Xabûr) a sacrifié sa vie le 27.01.2018 dans la résistance contre l’occupation turque d’Efrîn / Rojava.

Anna Campbell (Hêlin Qereçox, internationaliste britannique membre des YPJ ) a été tuée le 15.03.2018 lors des raids aériens de l’armée turque sur Efrîn/Rojava.

Alina Sanchez (Lêgerîn, internationaliste argentine) a perdu la vie dans un accident de voiture le 17.03.2018 à Rojava alors qu’elle exerçait ses fonctions révolutionnaires.

Sarah Handelmann (Sara Dorşîn, internationaliste allemande), a été tuée lors d’une frappe aérienne turque dans la région de Qandil le 07.04.2019.

Hevrîn Xelef (secrétaire générale du Parti du Futur Syrien) a été exécutée le 12.10.2019 au Rojava par des groupes djihadistes liés aux forces d’occupation turques.

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1 Partiya Karkerên Kurdistanê, en kurde.
2 Eniya Rizgariya Netewa Kurdistan, en kurde.
3 Note de traduction: le terme “welatparêz” en kurde signifie littéralement “protectrice du pays”.
4 Yekitiya Jinên Welatparêz ên Kurdistan, en kurde.
5 Heval est le terme utilisé pour désigner une camarade de lutte en kurde, ici la camarade Azîme.
6 Yekitiya Azadiya Jinên Kurdistan, en kurde.
7 Partiya Jinên Karkerên Kurdistanê, en kurde.
8 Partiya Jinên Azad, en kurde.
9 Partiya Azadiya Jinên Kurdistanê, en kurde.
10 Komalên Jinên Kurdistan, en kurde.
11 Halkların Demokratik Partisi, en turc.
12 Parti de la Justice et du développement, Adalet ve Kalkınma Partis, en turc.
13 Komalgeha Jinên Azad ên Rojhilatê, en kurde.
14 Rêxistina Jinên Azad a Kurdistan, en kurde.
15 Mouvement des femmes kurdes en Europe, Tevgera Jinên Kurdistanê-Ewrupa en kurde.
16 Yekîneyên Parastina Jin, en kurde.
17 Note de traduction: “Star”, en langue kurde, signifie “étoile”, et fait en même temps référence à la déesse mésopotamienne Ishtar.
18 Millî İstihbarat Teşkilatı, en turc.
19 Parti démocratique du Kurdistan, Partiya Demokrat a Kurdistanê en kurde.
20 Parti de la paix et de la démocratie, Barış ve Demokrasi Partisi, en turc.
21 Congrès des femmes libres, Kongreya Jinên Azad en kurde.

 

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