[VIDEO] Histoire du Traité de Lausanne

Conférence « Jin Jiyan Azadî » organisée dans le cadre du centenaire du Traité de Lausanne.
Intervention d’Elif Kaya, Centre de Jineolojî.
21 avril 2023, Palais de Rumine, Lausanne.

 

Visionnez l’ensemble de la conférence en suivant ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=PU3LdTsnyy8

 

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Transcription de l’intervention :

Bonsoir, avant de commencer j’aimerais vous souhaiter la bienvenue. Aujourd’hui c’est un jour historique. Je suis ici au nom de la Jineolojî et, en même temps, j’aimerais prendre la parole en tant que femme kurde dans cet endroit où, aujourd’hui, Mirkan Deniz a placé la réplique de la table sur laquelle notre destin s’est joué. Il y a beaucoup de choses à dire, notamment sur le fait que nous soyons réunis ici aujourd’hui, 100 ans plus tard, pour pouvoir rendre compte de ce que nous n’approuvons pas et élever nos voix. Notre présence va néanmoins bien au-delà de ça, car lorsqu’une mauvaise décision est prise dans la vie, nous y serons toujours confrontés car la vérité cherchera toujours à éclater. Cette lutte qui dure depuis 100 ans nous le démontre.

Adorno disait : « il n’y a pas de bonne vie dans la mauvaise ». Abdullah Öcalan a alors déclaré : « on ne peut pas vivre à partir d’une histoire biaisée. Celles et ceux qui ne peuvent pas écrire l’histoire de leur liberté ne peuvent pas vivre. » Voici la clé de compréhension du Traité de Lausanne. Cette clé nous apporte des perspectives pour comprendre comment vivre ensemble de manière juste sur la base de la liberté et de l’égalité. Le 24 juillet 1923 ce traité a été signé sur une table qui était similaire à celle-ci. C’est une mauvaise décision qui a été prise et une erreur historique. À cause de cette mauvaise décision, sur les terres du Moyen-Orient cela fait maintenant 100 ans que les problèmes de la guerre, la migration et la violence sont restés sans issue. Chaque événement vécu depuis lors est la conséquence de ce traité. Nous savons qu’à l’époque, la pensée politique était celle de l’établissement des états-nations. Et qu’est-ce que cela a amené ? La pensée unique du « tout est un ». Un seul état, un seul peuple, une seule religion… et un seul sexe (masculin) même, car la femme n’existait pas non plus dans cette construction. Cela a eu pour conséquence la volonté d’éliminer la diversité et la richesse de la vie et des cultures sur ce territoire par la méthode du génocide, de l’assimilation et du déplacement forcé de populations. Nous savons que cela a commencé en 1915 avec le génocide arménien, puis ce sont les Rums (Grecs pontiques) qui ont été massacrés et après eux les Kurdes notamment les populations qui, comme les chrétiens, avaient d’autres croyances comme les yézidis et les alévites.

Pour comprendre les fondements de ces génocides, j’aimerais partager la manière donc nous percevons l’histoire en Jineolojî. Lorsqu’on a une conception erronée de l’histoire évidemment les décisions qui sont prises sont elles aussi erronées. Si nous ne corrigeons pas et ne transformons pas cette perception, nous n’obtiendrons pas de bons résultats. Cette perception erronée de l’histoire apparaît lorsque l’histoire est vue comme une ligne chronologique qui progresse. Tout ce qui se trouve dans le passé est considéré comme quelque chose de rétrograde auquel il faut se détacher. C’est à partir de cette vision que l’histoire a été développée par la science positiviste. Selon cette vision, les sociétés naturelles (primitives) sont considérées comme arriérées et le capitalisme est vu comme la période la plus avancée. Mais alors nous pouvons nous demander par exemple : Qu’avons nous vécu pendant le COVID ? Nous étions toutes et tous enfermés. Peut-être que certaines sociétés naturelles l’ont vécu un peu différemment, mais nous voyons bien que ça n’était pas une avancée.
Nous avons bien compris qu’on ne pouvait pas vivre et continuer comme ça.

Aussi, dans cette perception de l’histoire, les peuples autochtones sont vus comme des peuples sous-développés incapables de se gouverner eux-mêmes. Après la première guerre mondiale, notamment au Moyen-Orient, c’est cette pensée qui a menée vers la forme d’administration du mandat considéré comme la nécessité que des peuples développés comme ceux des états européens gouvernent les peuples de la région. Alors qu’en réalité, nous savons que c’est sur ce territoire qu’est née la société au néolithique et que c’est là que la civilisation s’est développée. En fait, les occidentaux ont connu la civilisation et tiraient leurs apprentissages de ces territoires. Comme l’a montré Mathieu Jaccard dans sa présentation, il y a beaucoup de similitudes entre différentes cultures. Lorsqu’il a donné l’exemple de la ressemblance des mythes de Guillaume Tell (en Suisse) et de Kaya le forgeron (au Kurdistan), on voit bien là qu’il y a eu des échanges entre différents peuples. Il n’y a pas un peuple plus avancé ou plus arriéré qu’un autre. Et pourtant, nous le savons, après la Première Guerre mondiale le Moyen-Orient a été divisé et partagé entre les états européens comme la France, l’Angleterre ou l’Italie par exemple, qui se sont attribués chaque partie du territoire administrée par mandat pendant des années. En plus de ça, comme ces peuples étaient vus comme rétrogrades, leur massacre était alors rendu légitime. C’est ce qui a justifié le génocide de nombreux peuples dans le monde, parmi eux le peuple kurde qui a été massacré des centaines de fois en une centaine d’années. Les autres états restent silencieux car ils considèrent ces massacres comme légitimes. C’est parce que l’existence du peuple kurde a été nié qu’un traité comme celui de Lausanne a pu avoir lieu et donc l’extermination de ce peuple autochtone considéré comme sous-développé est passé pour quelque chose de tout à fait normal. Exterminer un peuple n’est pas vu comme quelque chose d’important ou comme quelque chose contre lequel il faudrait réagir. En plus de cela, je voudrais parler des politiques d’assimilation qui ont été mises en place contre les peuples de la région. On peut nommer ces politiques comme une forme de « blanchiment » : une autre manière de massacrer qui est encore plus cruelle. À travers les écoles et d’autres institutions militaires ou officielles, les cultures et traditions vieilles de plusieurs milliers d’années étaient désormais perçues comme rétrogrades. Il fallait donc mener au « développement » des peuples autochtones. Qu’est-ce que veut dire ce développement ? Il consiste à éloigner l’individu de sa culture, de sa langue et de sa société. C’est ce que nous vivons au Kurdistan jusqu’à aujourd’hui .

Nous venons de voir quelles ont été les conséquences d’une mauvaise perception de l’histoire, mais il est aussi important de stipuler que nous avons besoin d’une nouvelle perception. Nous avons besoin d’une perception holistique de l’histoire, c’est-à-dire d’une vision complète qui prenne en compte l’intégralité de l’histoire. En considérant l’histoire en forme de spirale, nous pourrons voir qu’il y a toujours une origine et qu’au fur et à mesure que cette histoire avance, elle ne s’éloigne jamais complètement de son commencement. C’est une vision qui ne laisse rien derrière elle. Si l’on pense aux racines d’un arbre, par exemple, nous verrons que malgré le temps qui passe, l’arbre continuera toujours de pousser sans rompre son lien avec ses racines. Il nous faut regarder l’histoire de cette manière, sinon il nous sera impossible d’atteindre la vérité et de construire une nouvelle réalité.

Sur cette table de la mauvaise perception de l’histoire qui avait-il ? L’Angleterre, la Turquie, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie, la Yougoslavie… Tous ces états étaient présents. Qui étaient absents à cette table ? Les Kurdes, les Arméniens, les Syriaques, les Rums, les Arabes. Et qui vivait sur ce territoire ? Ceux qui étaient absents à cette table justement. Pourquoi est-ce que lorsque ce traité a été discuté, les peuples qui vivent sur ce territoire n’ont pas pu parler en leur nom et être consultés pour savoir quel étaient leurs souhaits et comment ils voulaient vivre ensemble comme ils l’avaient fait jusque-là ? Bien entendu cette mentalité est liée au colonialisme et à la forme que l’on va donner à l’histoire. Et aussi, sur cette table, il n’y avait aucune femme, alors quelles sont la moitié de la société. Matthieu Jaccard nous l’a bien présenté, c’était tous des hommes. Autour de cette table, il n’y avait ni femme ni peuples opprimés ou autochtones. C’est ainsi que les états coloniaux au pouvoir ont divisé la terre de peuples qui vivaient là depuis des milliers d’années comme s’ils avaient découpé un morceau de papier. Ils ont donné un petit bout à la Turquie, un autre à la Syrie, puis à l’Iran et à l’Irak sous mandats de pays comme la France. Avec ce traité, c’est une profonde souffrance qui a commencé et beaucoup de douleur qui a été vécue. C’est le début d’un génocide culturel. Pas seulement pour le peuple kurde, mais pour tous les peuples de la région. Leurs vêtements, leurs traditions populaires, leurs formes d’organisations sociales, tout a été interdit. Si on parlait kurde, au marché par exemple, on se voyait attribuer une amende pour chaque mot qui avait été prononcé. Voilà le type de répression qui a été mis en place. Les Kurdes se sont vus obligés de devoir constamment prouver leur existence, de clamer « nous sommes kurdes, nous existons ! ». Ce sont des méthodes extrêmement cruelles, c’est un génocide profond et une très grande douleur. Lorsque l’on parle de la mentalité de l’état-nation qui est au fondement du Traité de Lausanne, il faut aussi dire que les peuples ne se sont malgré tout jamais soumis. Le peuple kurde n’a jamais baissé la tête, car ça n’était pas juste et que, comme on dit, la vérité doit et finit toujours par éclater. Si nous regardons l’histoire des Kurdes après le Traité de Lausanne, nous voyons que dès 1925 les soulèvements ont commencé avec Cheikh Saïd, puis ils ont continué à Agirî, à Zilan, puis avec les soulèvements de Mahmoud Berzenci, la rébellion de Dersim, la République de Mahabad et plus récemment le PKK, le PDK et le YNK, jusqu’à la révolution du Rojava. Qu’est-ce que tous ces soulèvements ont en commun ? Les peuples de la région clament leur existence et la possibilité de vivre en fonction de cette existence quoi que d’autres en pensent. Ils n’ôtent les droits de personne, ils n’attaquent personne, ils n’envahissent aucun territoire, mais ils affirment leur existence face au système. Voilà le contenu et les fondements de la résistance kurde.

Il me reste peu de temps et j’aimerais brièvement parler des femmes. Quelles ont été les conséquences de ce génocide pour elles et comment se sont-elles rebellées ? La géographie du Kurdistan est montagneuse. Cela a en tout temps favorisé la résistance dans laquelle les femmes ont toujours joué un rôle d’avant-garde pour la défense et la paix. Les femmes ont su conserver une force et une place importante dans la société kurde. C’est là que la révolution des femmes dont nous parlons aujourd’hui puise sa source historique. Depuis la révolte de Koçgirî au 19ème siècle, par exemple, Alisher et Zarife combattaient côte à côte. Ce n’est pas seulement Alisher qui se battait mais, comme beaucoup le savent, Zarife a joué un rôle d’avant-garde dans cette résistance. Lorsque aujourd’hui nous parlons de coprésidence, nous voyons qu’elle repose sur des fondements historiques. Après le génocide de Dersim, l’état turc avait bien compris que s’il n’attaquait pas les femmes, il ne pourrait pas atteindre la soumission du peuple. À partir de là, comme certains d’entre vous le savent, une politique spéciale a été menée envers les femmes. Cette politique était la même que celle menée par Daesh en 2014 et 2015. Les jeunes filles kurdes étaient données à des militaires de l’armée turque dont elles devenaient les esclaves et on leur faisait oublier leur langue et leur culture avec pour objectif l’anéantissement du peuple kurde. Au delà de ça, peut-être que vous le savez, il y avait des femmes qui étaient chargées d’aller de village en village pour prendre les enfants kurdes et les emmener dans des écoles pour les rééduquer en leur faisant oublier leur langue et leur culture au nom de la modernisation. C’est comme ça qu’ils ont pu mettre en place un processus d’assimilation profond au Kurdistan. Face à cette politique d’assimilation, les femmes ont résisté. Dans leur foyer, elles ont continué à parler leur langue et à perpétuer leur culture. Il faut considérer la lutte du peuple kurde comme le résultat de la lutte des femmes, notamment celle des mères que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui dans la résistance des Mères pour la paix qui ont été les premières à élever leurs voix et ont refusé de baisser la tête. Lorsque aujourd’hui nous mentionnons la révolution du Rojava et le slogan « Femme, Vie, Liberté », nous parlons d’une révolution de la femme qui est le résultat de toute cette résistance et surtout de l’organisation qui a permis de mener cette lutte devenue aujourd’hui un espoir et un modèle capable d’apporter des solutions.

Les femmes kurdes n’ont pas simplement lutté contre le pouvoir des états coloniaux, c’est le système patriarcal qu’elles ont combattu. La colonisation peut venir d’un état extérieur ou de l’intérieur de la société, car elle vient de la mentalité patriarcale du pouvoir. Si on ne change pas cette mentalité de pouvoir dans son ensemble, le combat restera toujours incomplet. Tant que les femmes qui sont celles qui ont été les plus persécutées par le pouvoir ne seront pas libres, alors la société ne pourra pas être libre. Donc les femmes kurdes ont mené leur lutte pour pouvoir se défaire du costume qui leur avait été imposé par le système patriarcal. C’est lorsqu’elles ont pu se défaire de ce qui leur avait été imposé qu’elles ont su mener la libération de la société. Elles n’ont pas simplement développé une forme libre de pensée, mais elles ont aussi construit leur propres structures sociales. Le système de coprésidence par exemple, c’est un système qui sert à renverser les rapports de domination pour développer l’égalité et la liberté, et pour construire la société sur ce modèle partout où se trouvent les femmes, au Kurdistan et ailleurs. C’est cela qui a influencé et transformé la société et les familles. Bien entendu, tout ça a pu être réalisé grâce à l’établissement d’une organisation autonome pour que les femmes puissent mener leur propres expériences selon leur propre volonté. Cette organisation s’est fondée sur le droit fondamental à la légitime défense, notamment pour défendre les acquis de cette lutte. Et bien sûr pour que l’on puisse changer les mentalités, il faut développer une éducation basée sur une pensée libre qui permette de savoir qui nous sommes. C’est la question la plus importante pour les peuples, mais aussi pour les femmes. Quand nous savons qui nous sommes, nous sommes capables de déterminer notre avenir. C’est pourquoi il existe des académies de femmes partout dans le secteur de la politique et de l’économie et dans tous les autre secteurs de la vie. Pas simplement pour les Kurdes mais pour tous les peuples et toutes les femmes dans le monde entier, aujourd’hui que ce soit au niveau de la pensée que des structures qui ont été créées, ce modèle permet de voir comment vivre libres et égaux ensemble.

Notre position est de dire que ce Traité de Lausanne était une erreur que nous pouvons rectifier grâce à un traité qui serait juste. Si les peuples kurde, arménien, syriaques et tout les peuples qui vivent dans la région pouvaient s’asseoir à cette table, nous pourrions trouver une solution à la souffrance qui est vécue depuis plus de 100 ans grâce au modèle de Confédéralisme démocratique. Nous pouvons vivre de manière très diverse, mais nous avons également besoin de mettre en commun. Par exemple ici, en Suisse, combien y a-t-il de cantons, de croyances et de langues différentes ? Il y en a beaucoup et pourtant cela n’empêche pas les gens de vivre ensemble. Pourquoi est-ce que cela ne serait pas possible au Moyen-Orient ? C’est possible. Aujourd’hui tous les efforts sont menés en ce sens au Rojava par exemple. Le modèle qui est mis en place au Rojava unit les Kurdes, les Arabes, les Syriaques, les Arméniens et des gens aux croyances diverses comme les yézidis, les chrétiens et les musulmans. C’est possible de rectifier les choses en s’asseyant de nouveau à cette table de manière démocratique, pour parler d’une modernité et d’un système confédéral démocratique. Voilà près d’un siècle que nous n’avons pas pu trouver de solution à la guerre au Moyen-Orient, il ne faut pas que ce second siècle continue sur les bases de l’état-nation mais sur une perception juste qui puisse apporter des solutions. Merci.

 

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