En France, les premiers pas de la jineolojî ont été faits par le Mouvement des femmes kurdes lors de la conférence de Paris en 2016. Depuis bientôt dix ans, nous travaillons activement avec les femmes qui vivent sur ce territoire. Suite à une proposition de camarades suisses, belges et françaises rentrées du Rojava après avoir fait partie pendant plusieurs années de l’Institut Andrea Wolf de jineolojî, nous avons senti la nécessité de diffuser de la jineolojî en langue française, parce qu’elle l’était peu jusqu’alors, contrairement à d’autres langues européennes. Aussi, nous avons décidé de ne pas limiter ce travail au territoire de l’État-nation français et de l’étendre aux pays européens dans lesquels la langue française est communément utilisée, en y voyant un outil permettant la rencontre et l’organisation. C’est ainsi qu’est né ce que nous avons nommé le Réseau francophone de jineolojî.
D’autre part, nous voulions débuter notre travail en essayant de dépasser les frontières physiques et mentales impulsées par l’État-nation. Si vous observez de près les frontières de l’État français, vous verrez que chaque région a des traditions, une langue ou un dialecte souvent similaire à celle des pays limitrophes, car autrefois les populations étaient proches les unes des autres. C’est lorsque les guerres d’empires et les États-nations ont été fondés que les peuples ont été séparés et que la plupart d’entre eux ont été assimilés par le centralisme et le nationalisme d’état. Mais chaque État est en réalité constitué de multiples pays dans lesquels il y avait (et il continue d’y avoir) des liens historiques et une grande diversité de langues et de cultures des peuples et des femmes. C’est au temps de la Modernité capitaliste qu’est née la volonté systématique d’uniformisation culturelle, renforcée depuis plusieurs décennies par le globalisme néo-libéral.

Je vais prendre un exemple simple de notre quotidien. Si nous observons la couleur et l’originalité des vêtements d’autrefois, que ce soit en France ou dans toute l’Europe, nous voyons clairement qu’ils sont tous différents et authentiques en fonction des pays. Mais si nous observons comment nous sommes vêtues aujourd’hui, nous nous rendrons compte que nous ressemblons plus ou moins tous et toutes les unes aux autres, même si nous venons de cultures et territoires très différents. Nous avons peut-être un style qui varie un peu et des tee-shirts de couleurs différentes, mais il nous sera souvent très difficile de connaître les origines des unes et des autres.
Dans nos habitudes vestimentaires, nous avons majoritairement perdu notre identité et notre originalité culturelles territoriales. Aussi, nous pouvons porter notre attention sur le sens des vêtements que nous portons. Aujourd’hui je porte des vêtements colorés parce que j’avais envie d’amener de la couleur dans cet atelier. J’ai trouvé ce gilet joliment brodé dans un magasin de seconde main, peut-être que la personne qui l’avait confectionné ou porté avant moi l’avait fait en lui donnant un sens différent et que je n’en ai pas conscience, mais au-delà de ça, il n’y a pas de sens profond à mes vêtements.
En faisant des recherches sur l’histoire des femmes dans mon pays, je suis tombée sur une vidéo d’archives d’un congrès de l’Union des femmes françaises après la Seconde Guerre mondiale. Ce qui a attiré mon attention, c’est que la plupart des délégations de femmes présentes portaient leurs vêtements traditionnels régionaux (de la France dite « métropolitaine » et des colonies de l’époque). Au programme de ce congrès, il y avait des moments de partage culturel. Il y avait aussi les discours et les manifestations dans lesquelles les femmes marchaient ensemble tout en enseignant la diversité de leurs identités et de leurs bannières. Ce qui m’a paru important, c’est que chaque femme représentait fièrement sa culture et que cette diversité semblait perçue comme une force d’union des femmes.
Aujourd’hui, en allant dans n’importe quel congrès « national » ou « international » de femmes en Europe, voyant que cette diversité autrefois défendue à pratiquement complètement disparue, je me rends compte de l’ampleur du processus d’assimilation opéré contre les femmes et leurs cultures populaires depuis l’après-guerre.
Notre travail de jineolojî autour de l’art et de la culture va à l’encontre de l’uniformisation culturelle, tout en cherchant en même temps la démocratisation des cultures. C’est-à-dire que nous cherchons à retrouver nos racines, tout en prenant en compte les développements historiques et sociologiques qui nous ont menées jusqu’à notre époque. Nous avons la volonté de construire une compréhension commune de la culture qui puisse en renouveler la diversité et la partager.

Quand nous parlons de culture, nous nous référons souvent à la musique et à la danse, car partout où nous allons au sein du mouvement de libération du Kurdistan, on nous dit : « Hey ! S’il vous plaît, chantez-nous quelque chose de votre culture ! » ou alors parce qu’en apprenant les danses communales kurdes, on se souvient : « Ah oui ! Quand j’étais jeune dans mon village ou à l’école, je dansais aussi des danses communales ! » Dans notre travail et dans la vie quotidienne, nous essayons d’embrasser toutes les formes que peut prendre la culture sociale et nous souhaitons que ça ne soit pas une élite qui la développe, mais nous toutes. C’est pourquoi nous dansons de manière souvent très amateure, car nous développons peu à peu notre capacité à apprendre ensemble en récupérant nos danses traditionnelles et en nous les enseignant les unes aux autres. Ce qui est important d’un point de vue révolutionnaire, c’est d’amener de la conscience et de la connaissance, mais également de la convivialité car c’est l’un des rôles importants de la culture sociale.
À ce sujet, nous pouvons également observer les phénomènes de folklorisation des cultures autrefois populaires et communales. Aujourd’hui en France par exemple, il existe des compétitions télévisées de danses régionales. Aussi, l’industrie culturelle promeut la professionnalisation de groupes de danses et de musiques folkloriques qui performent dans de grands « shows » à l’américaine. Nous pouvons voir comment le capitalisme instrumentalise la culture historique et collective à des fins de profit. C’est important pour nous d’analyser ces mécanismes pour (re)construire une véritable forme de culture communale et populaire.
Aussi, il me semble important de savoir que cette industrie culturelle a également une histoire. Je voudrais donner l’exemple des expositions universelles au début de l’industrialisme. Dans une ville comme Paris, historiquement centraliste et représentant le cœur et les fondements de l’État-nation, une maquette d’un village suisse et de la vie de sa population avaient été reconstituées. Les gens et les maisons étaient vus comme des objets de curiosité, tout comme le folklore de peuples autochtones d’autres régions du monde aujourd’hui, par exemple. Pour moi, cette reconstitution de village suisse est une sorte de prémices de la culture de Disneyland. Vous prenez de jolis vêtements, de belles architectures et vous créez un décor. Mais quelle est la vie dans ce village et le sens qu’on lui donne ? Cette réflexion est complètement écartée par le système capitaliste.
À l’époque dont je vous ai parlé, les femmes, les populations paysannes et les peuples autochtones des pays colonisés étaient toutes et tous considérés comme « nature », c’est-à-dire comme des êtres primitifs ; alors que l’élite urbaine européenne était perçue comme « culture », c’est-à-dire comme des êtres civilisés. Cette dernière considérait les autres populations comme arriérées, car elles n’étaient pas « modernes ». Cette culture bourgeoise a continué de se développer, avec la vocation de devenir une culture que tout le monde chercherait à atteindre. C’est dans ce processus que beaucoup d’entre nous, en tant qu’enfants de familles paysannes, ouvrières et migrantes, ont fini par perdre, en grande partie, leur identité.
Ce que nous pouvons apprendre du Mouvement de libération du Kurdistan, notamment de la diaspora, ça n’est pas seulement la manière de raviver la culture, mais également de la défendre là où se trouve la société kurde. Aussi, localement, on retrouve cette résistance chez les peuples opprimés européens de Catalogne, de Bretagne et du Pays basque, par exemple, et également chez les populations rurales qui tentent de perpétuer leurs traditions. Même s’il est vrai que parfois la droite conservatrice cherche à manipuler le sentiment d’amour d’une population pour son pays, il faut considérer avec importance les liens qui unissent les gens avec leur terre et la volonté de la défendre depuis la perspective de la Nation démocratique.

Aussi, ce qu’il me semble important de souligner, c’est que malgré la résistance de nombreux peuples pour défendre leur existence et leurs traditions, la culture des femmes et leur résistance restent le plus souvent invisibles. En tant que femmes, nous avons bien sûr lutté pour nos droits à une existence dans toutes les sphères sociales et politiques, mais ce qui me paraît aussi important, c’est que, souvent, au lieu de conserver, développer et partager notre propre culture, nous essayons d’égaler les hommes, nous cherchons à imiter la culture de l’élite ou nous tentons d’atteindre les codes prônés par l’État-nation et son pouvoir centraliste. L’autonomie et l’organisation des femmes dans la sphère sociale de l’art et de la culture doivent être un aspect fondamental de notre lutte de libération et c’est ce que nous cherchons à retrouver et à développer avec la jineolojî.
Je prends l’exemple d’un chant révolutionnaire occitan (Libertat) du 19e siècle qui parle de la liberté comme d’une sainte-déesse, la Vénus. Considérant une figure de femme comme la représentation de la liberté, symbole de la résistance du peuple, nous pouvons y voir les traces des valeurs de la société naturelle. En écoutant ce chant, une membre de notre réseau nous a dit : « Je connais cette chanson, nous la chantons aussi au Maroc ! » Nous avons ainsi appris que dans son pays d’origine, il existe un chant[1] sur la même mélodie, mais avec des paroles différentes. Nous prenons conscience que la culture n’est pas un phénomène figé, mais qu’elle voyage avec les peuples et s’ancre dans des époques et des territoires différents.
Depuis peu, je fais des recherches autour de chants anciens, en français académique et en langues régionales, pour essayer d’y retrouver les traces de notre histoire des femmes. Je suis originaire du Pays d’Artois dans le nord de la France. C’est une région minière qui a été très industrialisée, marquant profondément la sociologie locale, bien que de nombreuses traditions communales et rurales comme le carnaval et les bals persistent encore.
Parmi tant d’autres, un chant de cette région a attiré mon attention car, selon moi, il représente très bien les changements de mentalités opérés pendant le processus d’industrialisation. Il y est question de la terre charbonneuse représentée comme une Vierge noire, comparable à une déesse, qu’il est désormais possible de « violer » pour en extraire les richesses au nom du progrès, du travail et de la science.
À travers toutes les formes culturelles, nous pouvons découvrir notre histoire et comprendre les processus d’assimilation et d’oppression auxquels nous sommes confrontées, leur influence sur nos mentalités, les mécanismes mis en place par le pouvoir pour nous faire adhérer et collaborer avec son système, et nous pouvons également y trouver les racines de notre résistance et mener à partir de cela notre travail révolutionnaire de jineolojî en tant que femmes et peuples en lutte.
[1] Nous avons donc commencé à nous interroger sur l’origine des paroles du chant en arabe qui viendrait d’un poème de l’écrivain chrétien libanais Mikhail Naimy intitulé « Le Chant du matin ».